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La bande-annonce :

Metropolis, Miyazaki, surréalisme, poésie, Renaissance, stalinisme, contes d’Andersen.

Mais… que vient faire ici une liste de mots dépareillés ?

C’est une manière d’entrer dans ce film d’animation, le Roi et l’oiseau, par l’une de ses nombreuses portes dérobées, pour fêter le quarantième anniversaire de sa sortie.

Cette liste, c’est un tribut à l’intertextualité riche du film, parsemé de mille clins d’oeils artistiques et historiques.
Cette liste, c’est aussi un aperçu de la postérité, là encore inattendue, des choix esthétiques du film.
Cette liste, enfin, c’est un clin d’oeil à la poésie de Prévert, dont les idéaux et l’humour structurent le film.

Certes, on entend plus parler des dessins-animés Disneys que de cet obscur film d’animation français, entièrement refondu dans les années 1970.

Pourtant, l’oeuvre représente un combat intéressant dans l’univers du dessin animé et adopte une posture assez inédite pour interroger la relation entre l’oeuvre et son public. Enfin, il s’agit d’une oeuvre qui permet questionner à la fois la modernité et la post-modernité.

– La genèse de l’oeuvre

En 1947, Jacques Prévert et Paul Grimault débutent la production d’une adaptation animée libre du conte d’H. C. Andersen La bergère et le ramoneur. Bien que l’équipe soit devenue rapidement la plus grande d’Europe, la production bat de l’aile. Soit que Grimault ait été trop zélé ou que son équipe n’ait pas été assez passionnée, Prévert et Grimault sont renvoyés en 1952 et le film est sorti dans une version qu’ils refusent de signer.

Ce n’est que quinze ans plus tard que Grimault parvient à racheter le négatif. Il se met à le retravailler dans un studio fraîchement ouvert et peuplé d’une équipe rajeunie.

En 1979, Le Roi et l’oiseau sort en salles et obtient le prix Louis Delluc (le Goncourt du cinéma, pourrait-on dire), faisant l’objet de critiques élogieuses. La patience et la persévérance de Grimault auront finalement triomphé.

Mais, pourquoi le film a-t-il été considéré d’emblée comme un chef-d’oeuvre ?

Des personnages-prétexte

Paul Grimault l’affirmait lui-même, les personnages du “Roi et l’oiseau” sont des “personnages-prétexte”. Ceux-ci permettent de donner au récit une tournure allégorique qui reprend deux thèmes principaux : l’amour et la paix, articulés autour d’un discours résolument contre toute forme d’oppression des hommes.

Dans l’histoire, le roi Charles V et III font VIII et VIII font XVI (si, si, c’est bien son nom !) est un roi cruel et égoïste qui n’hésite pas à supprimer tous ceux dont il n’a plus besoin ou qui lui déplaisent. Ceux-ci disparaissent généralement par des trappes qui s’ouvrent dans le sol. “Il détestait tout le monde et tout le monde le détestait aussi”, raconte l’oiseau. Ses passe-temps favoris étaient “la chasse et la solitude”, ajoute-t-il.

Le roi s’ennuie. Il est un personnage solitaire que rien ne distrait. Il se déplace dans son royaume, une ville-forte caractérisée par sa verticalité, à l’aide de divers engins. Il emprunte d’ailleurs un ascenseur qui le fait passer par tous les étages de la ville haute pour atteindre ses appartements secrets, au 296e et dernier étage. Rien ne semble l’atteindre dans l’amoncellement de merveilles que son royaume a pourtant accumulées pour lui et que la voix de l’ascenseur égrène dans une liste poétique :

“Premier étage, affaires courantes, contentieux, trésorerie, orfèvrerie, trésor public, impôts et taxes, liquidation […]. Prison d’état, prison d’été, prison d’hiver, prison d’automne et de printemps, bagne pour petits et grands, équipement militaire, ministère de la guerre et des hostilités, sous-secrétariat d’état à la paix, panoplies en tout genre, bonneterie, feux d’artifices, dernière cartouche, fourrure, chapeaux, képis, trompettes, brosses à reluire et tambours, gendarmerie, lavatories, manu-militari, grandes imprimeries royales”

Cette liste, “à la Prévert” crée des associations sonores et un flot rythmé de paroles qui donnent à cet enchaînement de mots une poésie inattendue contrastant avec la violence du pouvoir exercé par le roi.

En effet, le narcissisme du roi est tel que toute la production industrielle du royaume est destinée à multiplier les représentations de sa personne.

D’autre part, la soumission et l’approbation de ses sujets est toujours assurée par l’omniprésence d’une police politique qui grouille dans tous les recoins de la ville et qui rappelle d’ailleurs le NKVD du régime stalinien.


Dans la ville de Takicardie : jouer avec l’espace et le temps

La ville est un personnage à part entière, qui enrichit les portraits des personnages, comme l’a démontré la lecture de l’urbaniste Louis Moulin.

En effet, la ville est verticale et son dessin rappelle fortement la verticalité de la Metropolis de Fritz Lang.

L’espace matérialise la hiérarchie des classes sociales. Les classes aisées (petite bourgeoisie, militaires haut gradés et nobles) vivent dans la “Ville haute”, à l’air libre, baignée de lumière et dont les décors minutieux et colorés font état d’une richesse évidente de leurs propriétaires. Les classes laborieuses, en revanche, s’entassent dans la “Ville basse”, sombre, sale et misérable, exploités et usés par la production des effigies du roi, dans un machinisme assourdissant et aliénant.

A ces étages, de l’ouvrier à l’employé de bureau respectable, en passant par le contremaître, on y oscille constamment entre l’oppression du régime stalinien, celle des usines décrites par Victor Hugo et les dérives possibles d’une société proche de celle de Prévert et Grimault, où la salle de contrôle qualité symbolise une dictature de la productivité et de la quantification du vivant ne laissant aucune place à l’humain.

On le voit clairement, le haut domine le bas et pratique une forme de ségrégation socio-spatiale que nos grandes villes actuelles connaissent à l’horizontale, entre centre et périphérie.

Or, le rôle de l’espace ne s’arrête pas là. L’espace se restructure pour se faire piège de pierre. Des escaliers, des murs et des herses apparaissent et disparaissent, sous l’oeil inquiétant de policiers tapis dans l’ombre. L’environnement urbain conduit progressivement dans la gueule du loup. Louis Moulin dresse d’ailleurs un parallèle entre ces mécanismes et les éléments relatifs à la “politique des objets” que l’on retrouve dans nos villes. Les bancs anti-SDF ou les caméras discrètes ne sont-ils pas également des instruments d’exclusion et de surveillance ?
Les mailles du filet, en tout cas, se referment, et le ramoneur et la bergère sont capturés.

Une déclaration poétique universelle

Le Roi et l’oiseau rappelle cependant une chose : le pouvoir n’est pas éternel. Le film, d’ailleurs, progresse depuis un état stable, celui, désespéré, d’une société divisée en classes et régie par un appareil de contrôle omnipotent, à une phase de transition, ou plutôt, de réveil, où le spectateur comprend que la transgression reste possible et que les structures d’oppression peuvent être renversées.

Au sein même de l’état “stable”, quelques éléments permettent déjà au spectateur d’entrevoir la puissance de l’opprimé.

Le personnage de l’oiseau dispose d’un pouvoir équivalent à celui du roi : la mobilité. Créature volante, il peut se faufiler et se poser dans n’importe quel recoin du royaume. La verticalité du pouvoir royal n’a donc aucun effet sur lui.

D’autre part, note Moulin, le contrôle du temps permis par cette structuration du pouvoir n’est pas définitif. Certes, les habitants de la “Ville basse” n’ont aucune notion du temps, si ce n’est du temps de fonctionnement des machines, qui rythme leur quotidien. Cependant, dès le début du film, l’oiseau profite de la nuit (où l’on ne peut d’ailleurs pas tirer sur lui) pour chanter sa berceuse à tue-tête, au-dessus des appartements du roi. La bergère et le ramoneur, ensuite, profitent de l’obscurité pour s’échapper mais aussi pour contempler le monde pour la première fois..

Or, la transgression ne s’arrête pas là. Il est possible, à mon sens, d’effectuer une lecture des mécanismes de transgression à la fois par le prisme du langage et aussi par celui de l’imagination.

Ensuite, l’oiseau arrive à créer de la joie et de l’espérance parmi les habitants de la ville basse en procédant à une substitution sémantique : les lions sont présentés comme des oiseaux.

On voit donc que la liberté de penser, mais plus encore, que la liberté de créer sont irréductibles et que le langage est un formidable vecteur d’émancipation, qui plus est, par l’art.

Finalement, le roi ne maîtrise rien. Il ne maîtrise ni le langage de ses sujets, ni leur temps, ni l’espace (qui est réapproprié en montée par le peuple, puis détruit par le robot géant du roi), ni même ce qu’il y a de plus puissant, l’imagination.

Vouloir, n’est pas toujours avoir.

La seule chose que le roi avait pour lui, c’étaient son ego immense ainsi que ses fantasmes de pouvoir et de grandeur. On pourrait d’ailleurs lire sa disparition par une trappe comme une manière de signifier la disparition de ce qui restait de l’homme au profit de l’image, de l’artifice qu’un égoïsme sans bornes a fait naître.

Le film se conclut sur une scène où le robot géant du roi libère délicatement de sa cage un des petits de l’oiseau avant d’écraser violemment la cage symbolisant l’oppression.

L’irréductibilité de la liberté fait alors écho au combat de Prévert et Grimault qui, tels deux irréductibles gaulois, promeuvent par ce dessin animé une forme d’art qui n’abandonne rien à la facilité. Chaque plan est façonné minutieusement, intègre des clins d’oeils, et met subtilement en mouvement des personnages.

– Intertextualité : passé et futur créatifs

On a déjà évoqué une partie de l’intertextualité active, celle qui est liée aux grands axes narratifs du film. Mais il y a une autre intertextualité que je qualifierais d’inerte et qui participe de l’acte de résistance des deux comparses. Il s’agit de des références omniprésentes qui sont placées en clin d’oeil.

La production du film aurait pu réutiliser beaucoup de scènes où de mouvements de personnages, simplifiant leur dessin autant que les décors dans lesquels ils évoluent. Or, Paul Grimault, minutieux à l’extrême, comme on l’aura remarqué, défend une conception du dessin animé qui, non seulement porte puissamment à l’écran des idéaux, et ce, avec de multiples degrés de lecture mais également qui fait de chaque scène un tableau.

L’attention au détail est telle qu’une scène type, vouée à ne persister à l’écran que deux à trois secondes reste pourtant ciselée et polie à l’extrême.

Cela a ainsi donné l’occasion à Grimault de faire cohabiter à l’écran divers artistes, périodes et démarches. Ainsi, des tableaux cubistes représentant le roi s’alignent dans un couloir de la ville haute, tandis que la grande salle de peinture est décorée de multiples tapisseries et scènes de chasse imitant le style de la peinture noble et de paysage.

La ville elle-même est dans sa structure, quelque part entre l’enluminure du Moyen-Age, la perspective idéale de la Renaissance, les lignes assurées et baignées de lumière de la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico et les courbes luisantes des tableaux de Dali.

Enfin, on observe la présence d’une intertextualité qui est tant active que passive. Tout dépend du spectateur. La verticalité de la ville (rappelant celle de Metropolis) et donc des structures de pouvoir est renforcée par l’utilisation fréquente de plans en plongée ou contre-plongée. C’est donc une intertextualité qui structure la narration de l’histoire mais qui peut aussi se laisser contempler.

C’est dans cette explosion de références que se donne à voir un réel combat, notamment de Paul Grimault, puisque le Roi et l’oiseau est l’oeuvre de sa vie.

Face à la concurrence de Disney dont la plus grande menace sur la créativité réside dans le danger de la standardisation à outrance, le Roi et l’oiseau se dresse virtuellement comme rempart. Or, on pourrait voir dans ce film un questionnement libre et ouvert de la modernité, notamment du couple technique et politique (l’usine, la ville, la gestion du temps…etc.) :

Le débat reste ouvert et la présence de multiples niveaux de lecture permet à chacun de découvrir le film à tout âge et, comme on prend des nouvelles d’un vieil ami, d’en apprendre toujours plus sur soi et sur le monde. En ce sens, le film est une mise en abyme de la métaphore de l’expérience qu’il donne à voir.

L’engagement du film, dont la créativité esthétique est un formidable vecteur, n’a pas manqué d’impressionner plusieurs des contemporains de Grimault, qui s’en sont inspiré. Parmi eux, on compte un certain Hayao Miyazaki :

“C’est en regardant “Le Roi et l’Oiseau” de Paul Grimault que j’ai compris qu’il fallait utiliser l’espace de manière verticale. Si vous dessinez un village très en détail, il n’arrivera pas à vivre si vous n’introduisez pas de dimension verticale. Il faut un mouvement ascensionnel complet dans un film pour que l’histoire prenne sa vraie dimension.” – Hayao Miyazaki

La ville volante du Château dans le ciel rappelle étrangement la verticalité pyramidale du royaume de Takicardie

L’utilisation du bâti comme dispositif visuel de narration pourrait bien avoir influencé plusieurs générations de réalisateurs ayant collaboré avec les studios Ghibli.
(Le Royaume des chats d’Hiroyuki Morita, sorti en français en 2003)

 

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Adrien NGuyen

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