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« Antigone, c’est la petite maigre… »

Au même titre que la péninsule de Cyrano ou « l’être ou ne pas être » de Shakespeare, cette phrase fut tant dite et redite qu’on en oublie parfois d’où elle vient. Mais cette dernière semaine, on comprit du moins où elle va: Antigone, c’était cette petite maigre qui vendait des tickets dans le glass hallway, pour annoncer cette production signée Pauline Mornet.

Pauline, metteuse en scène de la pièce © Chloé Joubert

Écrite sous l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre Mondiale, par un Jean Anouilh choqué par la célèbre ‘Affiche Rouge’ qui condamnait les Résistants, la pièce reprend le mythe antique d’Antigone. Héritière de la famille maudite des Labdacides et fille d’Oedipe – et également fille de sa grand-mère – la jeune Antigone était vouée à un destin extraordinaire. Aussi, lorsque ses deux frères, Étéocle et Polynice, s’entretuent pour le trône de Thèbes, cité gouvernée par leur oncle Créon, elle devient le symbole d’une résistance innocente contre l’autorité et de l’éternel combat de la morale contre la loi. Malgré l’interdiction de Créon, Antigone se rebelle pour enterrer son frère. Créon s’efforce alors de la sauver de la mort à laquelle cette infraction la condamne, en vain. La jeune fille s’obstine et choisit de mourir, faisant fi de la présence de sa soeur, Ismène, et de son fiancé, Hémon, le fils de Créon.

« Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard? » © Chloé Joubert

J’avais découvert cette pièce il y a des années. Mon professeur avait alors apporté ses livres favoris en classe. Faute de trouver preneur, je les lui avais tous emprunté et avais fini par dévorer Antigone, à ma grande surprise. Dès lors, cette pièce m’avait longuement torturé l’esprit. Et pour cause. Comme l’affirme le Choeur, « la tragédie, c’est reposant » parce que personne n’a tort et personne n’a raison. Tout un chacun peut s’identifier tant au personnage d’Antigone, l’enfant qui fait passer les lois de la fratrie et du divin avant sa propre vie, qu’à celui de Créon, l’adulte qui privilégie la loi et le bien-être de tous à la survie de sa propre famille. La confrontation d’Antigone et Créon, c’est finalement l’histoire de deux personnalités qui s’inventent un point de non-retour et se terrent dans leur obstination pour parvenir à la fin tragique que l’on connaît : un Créon plus seul que jamais, confronté à la destruction de sa famille, qu’Antigone et lui ont causé.

« Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais, parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment même, comme un os ! ”  © Chloé Joubert

Consciente de toute la délicatesse que cette pièce requiert, je dois avouer que j’avais un peu peur. Mais c’est avec une curiosité authentique, beaucoup d’impatience et toute ma confiance en la troupe d’acteurs et en leurs metteurs en scène, que je me suis présentée dans le Old Refectory le samedi 7 avril.

« Il faut que nous allions raconter tout cela à présent. Et puis, la jolie besogne commencera. » © Chloé Joubert

J’ai d’abord été frappée par l’organisation ou plutôt l’absence de scène. En tout et pour tout, quatre bancs délimitent un rectangle dont les angles permettent le passage des acteurs, qui vont donc devoir jouer sans, ou avec quatre « quatrième murs » (limite invisible entre le public et les acteurs, NDLR). Un pari osé mais qui semble avoir fait l’unanimité: tandis que Pauline Mornet, metteuse en scène, se demande « quel était l’intérêt de construire une salle de théâtre quand ce n’en est pas une? », Tom Durepaire, le Choeur, a trouvé cette manière de jouer bien plus intéressante et amusante, voire même « géniale, beaucoup plus vivante, plus naturelle ».

« Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. » © Chloé Joubert

Dans un coin de cette scène improvisée, Ali Dilavarhoussen et Thomas Bailly (assistant metteur en scène), les gardes, jouent aux cartes avant même notre arrivée et ce jusqu’à la fin de la pièce. J’ai adoré ce détail qui, plus encore que l’immersion permise par l’absence de scène, donne l’impression que, presque malgré nous, la pièce commence à l’instant même où nous entrons dans la salle et ne s’interrompt qu’aux applaudissements des spectateurs. En théorie, Antigone aurait pu donc durer éternellement.

Le jeu de cartes des gardes © Chloé Joubert

Et je dois avouer que cette prolongation ne m’aurait pas déplue, tant j’ai aimé tous les choix de mise en scène : l’extrême dépouillement des accessoires – avec en tout et pour tout trois tabourets – tout le jeu autour des cartes symbolique des personnages, l’esthétique des couleurs… et même la présence de Pauline Mornet, directrice de la pièce, assise sur un banc au milieu des spectateurs, mais se différenciant de nous tous par son immobilité totale pendant 1h20. Tu peux respirer maintenant Pauline, je t’assure que j’ai passé un bon moment.

« Et puis surtout, c’est reposant la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir. » © Chloé Joubert

Une pièce dont la forme rivalise de qualité avec le fond, des metteurs en scène plein d’inventivité et d’audace … ne manquaient plus que des acteurs talentueux pour parachever une Antigone réussie. Et réussie, elle l’était, au point de réveiller en moi cette vieille question : des comédiens sont-ils bons dans un rôle parce que c’est celui qui leur convient, ou bien parce qu’ils seraient bons n’importe où? Dans Antigone, j’ai surtout été frappée par le parfait mariage entre chaque acteur et leur rôle, entre la douceur attentive de Matéo d’Yvoire (la Nourrice), la délicate spontanéité d’Audrey Barbe (Ismène, soeur d’Antigone), l’espièglerie pétillante de Tom Durepaire (le Choeur), la tendresse infinie et virile du jeu d’Hadrien Brachet (Hémon, fiancé d’Antigone) – et le brio qu’il a fallu à Thomas Bailly et Ali Dilavarhoussen pour jouer de tels fieffés idiots. Ce casting était un véritable feu d’artifice, à s’en demander pourquoi la pièce ne s’appelle qu’Antigone et si ces personnalités hautes en couleur seraient en effet, sous l’égide de Créon, « restés bien tranquilles sans la petite Antigone ».

« Et souffrir ? Il faudra souffrir, sentir que la douleur monte, qu’elle est arrivée au point où l’on ne peut plus la supporter ; qu’il faudrait qu’elle s’arrête, mais qu’elle continue pourtant et monte encore, comme une voix aiguë… » © Chloé Joubert

Cette petite Antigone (Maud Guérard) – autant grande de talent que petite de taille – était si convaincante qu’on ne pouvait que la croire lorsqu’elle s’exclamait « Mais je suis reine! », face à un Créon tout aussi royal. Entre ses quintes de toux improvisées sur scène et son regard, tout dans l’attitude de Thomas Sené dégageait une prestance presque hypnotisante. Le hasard – ce « petit coup de pouce pour que cela démarre » – a fait qu’après la pièce, j’ai trouvé l’exemplaire d’Antigone de ce comédien bluffant, voyant par la même occasion les indications manuscrites qu’il s’était laissées, et qui consistaient essentiellement en « gueuler », « gueuler plus fort », « gueuler encore plus fort ». Mais le point fort de cette Antigone fut peut-être que tous les acteurs gueulaient ou pleuraient efficacement, sans jamais dissoudre dans le pathos la puissance de leurs propos.

« Non, je ne me tairai pas ! Je ne veux pas être modeste moi, et me contenter d’un morceau si j’ai été bien sage ! Je veux tout et tout de suite, et que ce soit aussi beau que lorsque j’étais petite, ou mourir ! » © Chloé Joubert

Si un certain manque de subtilité dans la transition entre un Créon très maître de lui-même et un Créon un peu fou est la seule chose que je trouve à reprocher à cette pièce – sans savoir à qui l’attribuer – j’ai pleinement été convaincue tant par la cohérence du jeu d’acteur que par la simplicité redoutable de la mise en scène.

« Tu prends le bout de bois, tu redresses devant la montagne d’eau, tu gueules un ordre et tu tires dans le tas, sur le premier qui s’avance. » © Chloé Joubert

A l’origine de cette production d’une qualité exceptionnelle, non moins de quatre répétitions par semaine ces derniers temps. Si la confiance de DramaThalia a rendu cette aventure possible, la collaboration entre acteurs et metteurs en scène a semblé se passer pour le mieux. Il suffisait, pour s’en rendre compte, d’apercevoir le sourire éclatant de Pauline Mornet émergeant de sa paralysie à la fin de chaque représentation. Celle qui répond « Et pourquoi pas ? » quand on lui demande « Pourquoi Antigone ? » avait d’abord pensé à Amadeus (de Peter Shaffer) avant de renoncer faute de moyens. Et quand on demande à ces marathoniens du théâtre (probablement torturés par la mise en scène, entre les glissades pieds nus sur le sol de l’Old Refectory, les monologues debout sur les pieds d’un tabouret Ikea et les sauts sur des pierres mouillées) quelle fut la plus grande difficulté qu’ils durent affronter, tous répondent à l’unisson :  « le montage des trois tabourets, éléments essentiels de la pièce ! »

« C’est plein de disputes un bonheur. » © Chloé Joubert

Si vous avez manqué Antigone, pas d’inquiétude : le spectacle a été filmé! Par ailleurs, DramaThalia reviendra très prochainement avec ‘PizzaMandolino&Prosciutto’ (anciennement ‘The Accidental Death of an Anarchist’).

De gauche à droite: Le Choeur (Tom Durepaire), Ismène (Audrey Barbe), Créon (Thomas Sène), la metteuse en scène (Pauline Mornet), Antigone (Maud Guerard), la Nourrice (Matéo d’Yvoire), le Garde (Ali Dilavarhoussen), Hémon (Hadrien Brachet), le deuxième garde et assistant metteur en scène (Thomas Bailly) © Chloé Joubert

Toutes les photos sont disponibles ici: https://drive.google.com/drive/folders/1xhPh_TQ5ID7eblBaPTGwE1n6r17vaDHN?usp=sharing

Suivez le blog de la photographe ici: https://chlosely.tumblr.com/

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Camille Ibos

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