Par Antonin Decrulle
Si un ami m’avait proposé d’aller voir un film d’auteur polonais en noir et blanc traitant d’une histoire d’amour mise à mal par le bloc communiste, j’aurais été clair. J’aurais dit non, poliment, mais peu emballé. Mais j’aurais eu tort. Car Cold War est un film très surprenant, qui n’a pas obtenu pour rien le prix de la mise en scène à Cannes. Son esthétique à couper le souffle et l’omniprésence de la musique polonaise en font un régal pour les yeux et les oreilles. Même si le fond de l’intrigue n’arrive pas à la hauteur de la forme, Pawel Pawlikowski a réussi à rendre le film passionnant de la première à la dernière seconde.
Le film repose sur deux personnages principaux, Wiktor et Zula. Celle-ci est sélectionnée pour faire partie d’un groupe de chanteuses et de danseuses ayant pour but de promouvoir le folklore polonais. Wiktor est le pianiste de la troupe et ils développent rapidement une liaison. Malheureusement pour eux, ils vivent en Pologne en 1949 et l’autorité du régime soviétique se fait de plus en plus sentir, même sur leurs productions artistiques. Lors d’un concert à Berlin en 1951, Wiktor décide de passer à l’Ouest pour rallier Paris et enjoint Zula à le suivre. Toutefois, elle ne se rendra pas au rendez-vous fixé et Wiktor quittera le bloc communiste et s’installera en France. Après cela, leur relation sera marquée à jamais : les deux protagonistes prendront des amants et, même s’ils parviennent à se retrouver car Zula rejoint Wiktor à Paris, ils ne retrouveront pas ce bonheur absolu partagé auparavant. La situation se dégrade tellement que Zula décide de rentrer en Pologne et, après une longue réflexion, Wiktor fait de même. Il sera arrêté à son arrivée pour avoir franchi la frontière illégalement dans les deux sens et passera plusieurs années en prison. Une fois libéré, il apprendra que Zula s’est mariée avec Kaczmarek, le directeur administratif de la troupe et fervent partisan du régime, avec lequel elle a même eu un enfant. Se rendant compte qu’ils ne pourront jamais vivre ensemble, Zula et Wiktor finissent par se suicider pour passer l’éternité l’un avec l’autre.
Le motif de l’amour impossible existe depuis l’antiquité grecque et ce thème a donc été largement exploité. Les personnages confrontés à la mort et à la fatalité sont également l’apanage des tragédies classiques. Néanmoins, les acteurs arrivent à véhiculer des émotions de manière convaincante malgré les rares dialogues, ce qui permet de donner une crédibilité à l’ensemble. Si le scénario n’est pas l’élément le plus réussi du film, il est rattrapé par l’aspect formel.
La bande-son du film joue un rôle prépondérant ; de fait, les parties chantées sont au moins aussi nombreuses que les dialogues. Le début du film est constitué d’un enchaînement de morceaux populaires polonais comprenant des instruments qui me sont inconnus. Ceux-ci dégagent des sonorités particulières qui peuvent être joyeuses ou mélancoliques. La musique plus classique n’est pas en reste car, tout au long du film, Wiktor interprétera du Chopin ou du Bach au piano, ce qui permet de faire re-découvrir au spectateur ces grands compositeurs. Cette alliance surprenante entre folklore et musique « savante » pourrait créer un contraste, mais j’ai plutôt ressenti une complémentarité, un dialogue entre ces deux genres qui fait toute la richesse de la musique de ce film. De plus, les chanteurs effectuent des prouesses vocales, notamment avec de larges chœurs. La langue polonaise apporte une mélodie supplémentaire aux chants par sa tonalité chaleureuse et douce. Enfin, la musique révèle l’évolution des personnages, car Zula va interpréter à plusieurs reprises une chanson d’amour qui lui a valu sa sélection dans le groupe lors de l’audition. Par ailleurs, lors de son dernier concert, elle change complètement de registre et délaisse cette ode, ce qui révèle l’impossibilité définitive de vivre son amour avec Wiktor. Ainsi, la musique est un vecteur d’émotions dans ce film, bien plus que les échanges entre les personnages.
Si la musique est primordiale dans Cold War, la mise en scène l’est encore plus et c’est bien pour cela qu’il a été primé à Cannes. Chaque plan a été travaillé avec finesse et précision comme autant de tableaux de maîtres… et je suis même persuadé que la majorité des éléments m’ont échappé ! Le choix du noir et blanc, pour commencer, donne aux grandes steppes polonaises un aspect lunaire et met en valeur les yeux des acteurs. Les spectacles de la troupe sont également de véritables performances, avec des chorégraphies millimétrées couplées avec les prouesses vocales évoquées précédemment. La scène du cours de danse en est un exemple, quand le piano de Wiktor à l’unisson avec une machine à coudre rythme un enchaînement où chaque geste est absolument juste. Néanmoins, s’il ne fallait retenir qu’un plan, cela serait le dernier. Wiktor et Zula se rendent seuls dans une ruine d’église, se « marient » et ingèrent une grande quantité de médicaments en guise de suicide. Ils s’assoient alors sur un banc avec une plaine immense derrière eux. Zula dit à Wiktor : « Allons de l’autre côté. La vue sera plus belle ». Les deux personnages quittent le champ, laissant le banc vide, puis le vent agite les brins d’herbes.
Ainsi, j’invite tout le monde à aller voir ce film pour toutes les raisons que j’ai évoquées et plus particulièrement pour ce dernier élément : le film est accessible. On pourrait attendre d’un film d’auteur primé à Cannes une forme d’hermétisme qui explique la réticence de certaines personnes. Les dialogues sont tout sauf opaques et le film se permet même quelques pointes d’humour comme la démesure de l’hommage porté à Staline lors d’un concert ou bien le personnage de Kaczmarek, tellement fanatique qu’il en devient grossier. Il semblerait finalement que, pour Cold War, Pawel Pawlikowski ait tenté de faire du cinéma un spectacle des sens et, pour moi, il a indéniablement réussi.
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