Rencontre avec le journaliste d’investigation Olivier Van Breemen
“Transparency is beautiful if you have nothing to hide”. Capitales blanches sur fond vert bouteille, tel est le slogan publicitaire Heineken exhibé sur la façade de la Sierra Leone Brewery à Freetown. Ironie du sort, les stratégies de la multinationale en Afrique se révèleront bien plus troubles que sa bière. Le journaliste d’investigation néerlandais Olivier Van Breemen a mené l’enquête dans douze pays Africains pendant plus de cinq ans, interviewé plus de 400 sources et goûté une dizaine de bières afin de tirer les choses au clair. Invité par l’Association de Sciences Po pour l’Afrique et le Sundial Press le 4 février dernier à l’occasion de la parution de son livre en France, il a dévoilé aux étudiants attentifs les côtés obscurs d’une légende dorée.
Entreprise néerlandaise mondialisée, Heineken est présente dans plus de 70 pays, et dispose de plus 165 brasseries dans le monde. L’Afrique représente un marché extrêmement lucratif où la bière rapporte 50% de plus qu’ailleurs : la faible concurrence permet de gonfler les prix alors que les coûts de production y sont moindres. Aussi l’entreprise s’est-elle lancée dès la fin du XIXe siècle à la conquête du continent, “nouveau paradis de l’industrie brassicole”, via l’exportation de casiers d’abord puis via l’implantation de brasseries locales dès 1930, avant de chercher à s’y maintenir coûte que coûte, tous les coups étant permis. Bières Stella en Egypte, Primus en Afrique Centrale ou Star dans l’Ouest du continent, Heineken a su faire passer ses bières pour locales, adoptées par les nations. La Primus, “fierté burundaise”, et le tambourinaire traditionnel ornent un panneau de bienvenue à l’entrée du Burundi ; La Star est clamée “our own since 1949” dans une publicité au Nigéria accompagnant la nation dans l’euphorie de ses plus grands moments – de l’indépendance aux quarts de finale ; “Si tu aimes le Congo, tu aimes la Primus” lit-on en lingala.
Alors que des obstacles inhérents au continent ont découragé des firmes de s’y risquer, ils auraient en fin de compte servi à la croissance de Heineken, premièrement en limitant la concurrence. Quand les firmes européennes frileuses voyaient au début du siècle un “continent de misère”, l’Afrique apparaissait à la multinationale comme un continent d’avenir selon l’adage “Rising Africa”. “If you can make it there, you can make it anywhere”. Le dicton s’applique d’ordinaire à New York, mais chez Heineken, il évoque Kinshasa. Bien souvent, les gouvernements voyaient d’un bon œil l’implantation de la firme, prévoyant de nouveaux emplois et des rentrées fiscales. Pourtant, ces emplois n’équivalaient pas toujours ceux ainsi détruits dans les brasseries locales et le licenciement de masse fut souvent employé comme au Congo. Conquête réussie donc, mais par quels moyens ? Si associer la bière claire au progrès, à la réussite et au modernisme a permis de concurrencer les boissons locales – vin de palme, bière de sorgho – la firme a également employé des moyens peu éthiques, illégaux ou carrément criminels.
Le jugement dernier sera douloureux. Il y a d’abord les grands classiques : fraudes, corruption, évasion fiscale, puis collaboration avec des dictateurs, complicité présumée dans des crimes contre l’Humanité y compris génocide, et enfin abus sexuels de filles promotrices. La liste, bien que non exhaustive, est déjà longue, mais il est nécessaire d’y regarder de plus près. Le consommateur a le droit de savoir ce qu’il consomme et a le devoir moral de savoir quelle entreprise il soutient.
En Ethiopie, traitement de faveur du gouvernement accordant quarante millions d’euros à la firme alors même que le pays souffre d’une pénurie de devises étrangères, “entre Heineken et les médicaments, il faut choisir”. Au Nigéria, abus sexuels de filles promotrices par les clients et la direction ; abus de pouvoir, fraude fiscale et corruption par la femme du directeur afin d’obtenir des marchés ; autorisation du Président d’utiliser des réserves stratégiques de grains prévues en cas de famine. Au Burundi, collaboration avec un dictateur où un des juges de la Cour Constitutionnelle est nommé membre du Conseil d’Administration Heineken afin d’approuver le troisième mandat anticonstitutionnel du Président. Au Congo, soutien aux rebelles du RCD-Goma, lors de la deuxième guerre du Congo qui fit entre deux et cinq millions de morts, en refusant d’arrêter la production et par conséquent en payant des taxes et pots-de-vin qui ont permis au mouvement de durer plus longtemps ; collaboration avec Kabila en le logeant ; licenciements de masse sans indemnités dues. Au Rwanda et au Burundi, complicité dans des crimes contre l’Humanité, en continuant la production alors que la bière motivait les génocidaires et leur était source de revenus. En Afrique du Sud, contournement de l’embargo commercial contre l’apartheid ; encouragement des violences en menant une “guerre de la bière” contre son concurrent britannique Amstel…
Puisque la “méthode Sciences Po” encourage les plans en deux parties, pros vs cons, accordons à présent un peu d’attention aux pros. Heineken se targue sur son site internet de participer au développement africain en fournissant des emplois, en menant des programmes de développement grâce à son organisme de bienfaisance Rising Africa. Cependant, les études d’impact estimant le nombres d’emplois créés par une implantation de l’entreprise sont souvent menées par des organismes à la solde de Heineken qui utilisent à outrance le multiplicateur d’emplois : “un emploi créé chez Heineken équivaut à X nouveaux emplois dans l’économie”. Réductions d’impôts et accises seront ainsi obtenus grâce à des chiffres exagérés : “Il ne faut pas tuer la poule aux œufs d’or”. Outre des œufs d’or, la poule couve quelque chose de louche. Ensuite, par programmes de développement, l’entreprise entend repeindre des écoles et y ajouter son logo bien visible qui sera le premier mot que les élèves – futurs consommateurs assurés – pourront déchiffrer. L’entreprise lança également un vaste programme d’entreprenariat social via un partenariat avec des agriculteurs du Sierra Leone afin de s’approvisionner localement en sorgho. Aussi, bon nombre de paysans reconvertirent leur production pour du sorgho que personne ne voulait jusqu’ici puisque “tout juste bon à faire de la bouillie”. Pourtant, l’importation de sorgho étant moins chère que la production locale, Heineken pourrait à tout moment changer de stratégie ruinant les agriculteurs avec leur sorgho rejeté sur les bras.
Désespoir : Despedida pour la Despé’
Alors, qu’est-ce qu’on boit ce soir ? J’arrête Heineken ! Boycotter, c’est de l’eau ! Plus facile à dire qu’à faire, dire adieu à la bouteille verte ne vous suffira pas. Pelforth, Desperados et Fischer sont également des marques phares de la firme en France, (m’apprend une virée rapide sur Wikipedia) et nombreuses marques concurrentes suivent, ou ont suivi, des stratégies similaires. Desperados n’a jamais aussi bien portée son nom. Au moins votre soif de vérité sur le sujet est à présent étanchée.
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