La semaine dernière, sur le campus de Reims, on aura finalement parlé davantage de la suppression de l’ENA que de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Les étudiants français de Sciences Po ont montré un certain mécontentement face à cette proposition, et le débat fait rage entre les adeptes et les opposants du système que représente la grande école d’administration publique. Pourtant, 63% des français sont favorables à sa suppression et il semblerait que, depuis une trentaine d’années, l’école qui a créé des chefs d’États et des grands patrons a perdu son image favorable au sein de la société civile.
À l’origine, l’ENA avait la vocation de former des hauts fonctionnaires de manière plus démocratique, en combattant le “copinage” dans la haute fonction publique. Aujourd’hui, ceci fait rire. Comme nous allons le voir, la France a un problème général de concentration de pouvoir entre les mains d’un petit groupe. La suppression de l’ENA et d’autres structures changerait peu de choses à ce constat – rendant la mesure plus démagogique qu’efficace – mais elle a le mérite de porter la symbolique nécessaire pour refonder la structure des hautes études en France.
D’où vient cet attachement si fort et si particulier de la France pour ses grandes écoles ? Au Moyen Âge, le système d’enseignement supérieur s’articulait autour de l’université, mais à partir de la Renaissance, le pouvoir royal ressentait le besoin de créer davantage d’institutions spécialisées. Cette tendance s’est poursuivie particulièrement au 18ème siècle. Viennent d’abord les établissements d’enseignement militaire, puis ceux des ingénieurs civils.
Sous Napoléon 1er, apparut un besoin de créer des institutions sélectionnant un petit groupe d’excellence afin de gouverner le pays, alors que la population française était majoritairement paysanne et non-éduquée. De fait, il était normal de créer un système favorisant quelques-uns sans pour autant poser de problèmes à la société.
Hier comme aujourd’hui, c’est l’État qui reste le principal acteur de la politique éducative conduite en France, sans que l’on se soit suffisamment interrogé sur la capacité de ce cadre, forgé pour quelques dizaines de milliers d’élèves et d’étudiants, à s’adapter à un enseignement de masse. L’ENA intègre parfaitement la logique napoléonienne et, en comparaison avec les pays à l’étranger, les grandes écoles incarnent un système dépassé. Outre l’évidence de son grand manque de mixité sociale et de la déconnexion des élites, deux observations s’imposent.
À cause du système à deux vitesses entre grande école et université, la France reste très attachée au diplôme plutôt qu’à l’expérience de travail. En Allemagne, les jeunes font moins souvent de longues études, mais on peut monter ensuite dans la hiérarchie professionnelle grâce à des formations continues. Le fait d’être diplômé d’une école d’élite donne un statut démesuré à un individu sur le marché du travail, en particulier quand on sort d’une école comme l’ENA. De plus, ce statut perdure durant toute une carrière, interdisant aux moins-diplômés la possibilité de se faire valoir même après 20 ans de brillante carrière. Ceci est risible quand on pense que la formation se fait durant toute une vie et qu’un français travaillera en moyenne 35 ans.
Nathalie Loiseau, ancienne directrice de l’ENA, a estimé qu’il fallait “donner un coup de pied dans la fourmilière” en supprimant l’école. Elle explique avoir “été accueillie au départ par certains conservatismes, par certains corporatismes, en étant une femme de moins de 50 ans n’ayant pas fait ENA, à peu près comme une saltimbanque”. Il est évident qu’on ne sort pas de l’ENA sans être qualifié, mais il parait contre-productif pour une société de mettre une cohorte de quelques individus sur une autre planète que le restant de la population.
Or, le problème n’est pas seulement la base étroite de l’élite, mais son incapacité à produire des fonctionnaires efficaces. “La France a tellement de problèmes avec l’innovation”, a déclaré Richard Descoings. Ceux qui réussissent les tests “sont extrêmement intelligents et brillants, mais la question qui se pose est la suivante : êtes-vous créatif ? Êtes-vous prêt à vous mettre en danger ? Mener une bataille ?” Ce sont des qualités rarement testées aux examens. L’ENA reproduit cela, comme l’expliquait Gaspard Gantzer lors de sa visite à Reims, car c’est une école qui apprend à reproduire des pratiques qui sont déjà appliquées par l’administration française.
Si on ajoute à cela le fait que l’école renvoie une mauvaise image de la haute fonction publique à ses citoyens, il devient encore plus clair que l’école n’accomplit pas son objectif. Le danger, maintenant, réside dans la proposition de créer une école des services publics qui pourrait littéralement remplacer l’ENA sans avoir pour effet la refondation de l’éducation française. Les inégalités présentent après le lycée existeront toujours, avec ou sans l’ENA, et le système opposant grande école à l’université perdurera. Tous les problèmes évoqués ici, ainsi que la sélection trop homogène des écoles, ne pourront pas être supprimer sans une grande remise en question de la manière avec laquelle l’État forme ses dirigeants.
Il y a donc un grand besoin de revoir les grandes lignes de l’enseignement des élites, en particulier en ces temps où la société souffre d’un manque de changement, d’une stagnation qui produit crise et incertitude. Il faut bien détrôner les thuriféraires de ce système afin d’engranger le processus nécessaire et désiré de la réforme de l’éducation française. C’est une question de bon sens : les élites publiques doivent être à l’image de ce qu’est le pays, diverses, composites, et variées.
Cover picture © GARO / Phanie
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