Victor Jardin
Depuis bientôt un mois, le Chili est secoué par des manifestations virulentes. Les jeunes, les classes populaires et les classes moyennes protestent et contestent avec engouement le gouvernement en place. Leur revendication : être écoutés, de la transparence, de la justice sociale. Ces revendications ne nous paraissent pas nouvelles, nous les avons déjà entendues notamment en France avec les gilets jaunes. La crise sociale chilienne est-elle liée aux autres mouvements revendicatifs qui bouleversent divers pays ?
La hausse du prix du ticket de métro, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Le 19 octobre dernier, dans les rues de Santiago, des milliers de manifestants protestent contre une nouvelle mesure de l’État augmentant prix du ticket de métro. Cette loi n’est en réalité que l’étincelle ayant déclenché la fureur de la rue. En effet, l’État n’est pas à sa première loi antisociale. D’autres hausses des coûts des services de base ont récemment affecté le budget des ménages moyens et pauvres.
Peu avant le début des manifestations, début octobre, le gouvernement a ainsi augmenté les factures d’électricité de 10,5%. D’autre part, le système de santé privatisé ne couvre que 60% des frais médicaux, alors que les médicaments chiliens restent les plus chers de la région.
Derrière une allure de manifestation banale et ponctuelle est donc dissimulé un mécontentement profond des classes moyennes et défavorisées contre le gouvernement chilien. Le pays fait face à de fortes inégalités sociales qui divisent la majeure partie de la population et les quelques ultra-riches profitant des ressources disponibles.
Les origines de cette colère populaire : « l’orthodoxie néolibérale » et la corruption
Paradoxalement, le Chili est souvent présenté, depuis la fin de la dictature de Pinochet, comme le modèle de démocratie et de développement économique en Amérique Latine. En effet, c’est un des trois « Jaguars » du continent Sud-Américain. Sa croissance s’élevait à 4% en 2018, son taux de chômage avoisine les 6%, et son revenu annuel de 20 000$ par habitant est le plus haut d’Amérique du Sud.
Néanmoins, la politique économique menée au Chili renforce, en réalité, les inégalités : les ressources économiques et le pouvoir sont concentrés dans les mains d’une infime partie de la population, tandis que le reste subit les politiques néolibérales du gouvernement. De fait, le Chili est le pays qui connaît les plus importantes inégalités en Amérique du Sud. D’après un rapport de l’OCDE, « Les inégalités de revenus au Chili sont supérieures de plus de 65% à la moyenne de l’OCDE ». Les classes moyennes et populaires se contentaient jusqu’alors d’accéder à la consommation par endettement. Aujourd’hui, ce pacte n’est plus accepté.
« Il y a de plus en plus de personnes qui, quels que soient leurs niveaux de revenus, se sentent en dehors du pacte social », affirme Marcelo Mella, un analyste politique à l’Université de Santiago. Par exemple, le système des retraites et d’éducation, tous deux privatisés, sont fortement contestés. Avec ce système, les pensions des retraités sont pour la plupart inférieures au salaire minimum (environ 370 euros), tandis que les fonds de pension accumulent de gros bénéfices chaque année.
Par ailleurs, dans une société qui s’est longtemps glorifiée de la transparence de sa vie publique, la multiplication des affaires de corruption peut être considérée comme un deuxième facteur expliquant les manifestations. Ainsi, certaines institutions auparavant jugées au-dessus de tout soupçon sont aujourd’hui impliquées dans plusieurs affaires. En effet, la police est accusée d’un détournement de fond de 40 millions de dollars qui remonte à 2006. Quant à l’armée, deux procès pour corruption ont été ouverts à l’encontre de deux commandants en chef. Enfin, le secteur privé n’est pas épargné puisque le papetier CMPC, entre autres, est accusé d’avoir revu le prix du papier toilette à la hausse.
La réaction de l’exécutif : remanier le gouvernement
Pour apaiser la colère des manifestants, plus d’un tiers du gouvernement a été renouvelé à la demande du Président. Le peuple ne s’en contente pas pour autant : « nous voulons une assemblée constituante, pour une nouvelle constitution » nous confie une manifestante. De plus, bien que le président décrit son nouveau gouvernement comme un « changement de génération », on constate en réalité que l’âge moyen des ministres n’a baissé que de 3 ans. Pour le journal El Mostrador, ce remaniement a manqué de « nouvelles propositions. […] Le président ne veut toujours pas voir que le problème est politique et pas seulement économique ».
Parmi les ministres sortants figure celui de l’Intérieur et de la Sécurité, particulièrement critiqué du fait des méthodes employées par les forces de l’ordre pour faire face aux manifestants. En effet, au moins 20 personnes sont décédées et plus de mille ont été blessées. Les accusations de violation des droits de l’homme se sont ainsi multipliées, soulignant notamment les tirs au plomb des forces de l’ordre, ainsi que la torture ou les tabassages. Les victimes présumées sont surtout des femmes et des enfants. D’autre part, Michelle Bachelet (haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU et ancienne présidente du Chili) a décidé d’envoyer une mission dans le pays qui agira durant trois semaines.
Voyant que la reformation du gouvernement n’était pas suffisante, le président chilien a décidé de prendre de nouvelles mesures pour répondre à la colère populaire le 21 octobre dernier. Celles-ci concernent l’augmentation des pensions de retraite, la hausse des impôts pour les plus riches, un salaire minimum garanti, et la réduction du prix des médicaments.
Dans ce climat de tension, le Chili décide de ne plus accueillir la COP 25.
Les manifestations qui frappent le Chili ont des conséquences immédiates sur la politique extérieure du pays. En effet, le Chili devait accueillir le sommet de l’Apec (sommet du forum de coopération économique Asie Pacifique) à Stantiago les 16 et 17 novembre, puis la COP 25 du 2 au 13 décembre. Néanmoins, le chef de l’État a décidé d’annuler la tenue de ces événements à cause de l’instabilité du pays. La COP 25 est maintenue, mais aura lieu à Madrid. « Cela a été une décision très difficile à prendre. Une décision qui nous cause énormément de peine parce que nous comprenons parfaitement l’importance de l’Apec et de la COP pour le Chili et pour le monde entier », a dit Sebastian Piñera.
Enfin, une rencontre sportive majeure a aussi été annulée : la finale de la Copa Libertadores, prévue le 23 novembre à Santiago, se jouera à Lima, au Pérou.
Un mouvement isolé, ou une contestation d’échelle mondiale ?
Ces dernières semaines, de petites mesures prises par les gouvernements ont ainsi servi d’étincelle à la colère populaire, dans plusieurs pays du monde. À la surprise générale, des citoyens exaspérés sont descendus en masse dans les rues pour exprimer leur ire croissante face à des élites politiques considérées comme irrémédiablement corrompues et d’une iniquité désespérante. Au Chili, c’est la hausse du prix du ticket de métro qui a mis le feu aux poudres. Au Liban, où d’immenses manifestations ont lieu depuis le 18 octobre, c’est une taxe sur les appels passés via WhatsApp qui en est à l’origine. En Arabie Saoudite, le gouvernement s’en ai pris aux narguilés. En Inde, des conflits autour d’oignons ont donné naissance à des protestations. Il faut aussi citer les grandes manifestations en Irak, Russie, Bolivie, Espagne, Algérie et, bien évidemment, les Gilets Jaunes en France. Depuis des mois, les tensions et les fractures sociales au sein d’un nombre croissant de pays ne cessent de surgir et créent de grands mouvements contestataires.
À première vue, il est difficile et risqué de prétendre que ces mouvements se ressemblent. En effet, les manifestations mondiales sont trop diverses pour être catégorisées ou généralisées. Néanmoins, les tactiques des manifestants et les moyens d’action collective ont tendance à être imités et repris. Ainsi, la désobéissance civile, qui dure sans faiblir depuis des semaines à Hong Kong, a servi de modèle à une approche agressive ayant pour moteur des revendications politiques ou économiques extrêmement diverses. Toujours étant, les politologues identifient une même tendance dans nombre de ces mouvements contestataires. Les revendications contre les élites semblent de plus en plus affirmées et violentes dans des pays où la démocratie est source de désillusion, et où la corruption décrédibilise les dirigeants.
La rapidité avec laquelle ces mouvements se répandent prouve une seconde similarité. Leurs effets contagieux peuvent, en effet, s’expliquer notamment par l’usage généralisé des réseaux sociaux pour diffuser les informations et mobiliser. De plus, bien que les causes de ces protestations sont évidemment distinctes, la motivation sous-jacente nourrie par les inégalités est souvent commune. En France, en Espagne et en Russie, ce sont majoritairement les classes moyennes qui jouent un rôle crucial dans les manifestations. Dans le monde arabe et au Chili, ce sont les jeunes, qui se retrouvent pauvres, exclus, et subissent un fort chômage. Quoi qu’il en soit, il est possible de constater que les populations déçues par la démocratie et le système économique, et ainsi oubliées et désavantagées, sont les plus concernées. Il s’agit davantage de la jeunesse dans les démocraties récentes, comme au Chili, et plutôt d’un mélange hétéroclite dans les anciennes démocraties, comme la crise des Gilets Jaunes en France l’a souligné.