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Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia de harcèlement sexuel : un jugement moral au détriment d’un jugement juste?

Le 3 novembre 2019, Mediapart publie un article dans lequel Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia de harcèlement sexuel et d’attouchements lors du tournage du premier film de l’actrice, Les Diables, alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans. L’enquête a été menée par la journaliste Marine Turchi, a duré sept mois, et comporte les témoignages de 33 personnes.

À la suite de cette dénonciation, la Société des réalisateurs de films (SRF) a lancé le 4 novembre une procédure qui pourra aller jusqu’à l’exclusion de Christophe Ruggia, affirmant « son soutien total et sa reconnaissance à la comédienne Adèle Haenel », situation inédite depuis la création de la SRF en 1968. 

Pourtant, cette sentence a été annoncée sans qu’aucune décision judiciaire n’ait été prise. Jusqu’au 26 novembre, Adèle Haenel n’avait elle-même pas encore porté plainte, et le parquet de Paris s’était saisie de l’affaire le 6 novembre. La SRF a donc pris sa décision sur la base d’une enquête journalistique et a considéré que le jugement moral porté par le journal prévalait sur celui que la Justice pourrait plus tard donner. 

Qu’en est-il de la présomption d’innocence ? Et pourquoi Adèle Haenel a-t-elle attendu jusqu’au mardi 26 novembre avant de finalement porter plainte ? 

Pour le comprendre, il est nécessaire de mettre cette accusation en contexte. Adèle Haenel explique que le chemin à parcourir à partir du dépôt de plainte est long et tortueux, et qu’il n’aboutit pas toujours à une condamnation. Cet article du Monde montre par ailleurs comment très peu de plaintes issues du mouvement #MeToo ont mené à une condamnation des présumés coupables. Cependant, comme Hobbes l’explique dans Le Léviathan, le principe même d’une société repose sur la décision d’accorder le pouvoir du jugement à une institution objective, pour éviter les vengeances personnelles ou les décisions arbitraires. En effet, si cet Etat  dit « de droit » n’est pas respecté, on se retrouverait alors dans un état dit « de nature », où chacun craint pour sa vie, et personne ne peut avoir confiance en l’autre. Cette institution à laquelle on accorde notre pouvoir de jugement est appelée la Justice. C’est pourquoi l’idée de présomption d’innocence est primordiale : nul autre que la Justice n’a le droit de juger un autre citoyen coupable, car tous les citoyens doivent être égaux. Il faut donc en conclure que si certains hommes accusés par le mouvement #MeToo ou #BalanceTonPorc n’ont pas été condamnés par la Justice, c’est qu’ils n’étaient pas coupables. Ainsi, Adèle Haenel n’aurait dû avoir aucune crainte à porter plainte. 

C’est pourquoi ce manque de confiance dont avait fait preuve Adèle Haenel, mais aussi la SRF, révèle un problème plus vaste. En effet, il est symptomatique du pouvoir grandissant du jugement moral par rapport à celui de la loi. Chacun se croit avoir le droit de juger ses concitoyens, et surtout chacun croit que sa parole vaut plus que celle des autres, voire même plus que celle de la Justice. Cela donne aux médias une place de plus en plus importante dans la société, car dès lors qu’un média décide de pointer  du doigt un individu pour un acte présumé et moralement condamnable, de nombreuses institutions, entreprises et individus semblent considérer que le pouvoir judiciaire n’a plus son mot à dire. L’exemple de « l’affaire Benalla », dont on entend encore parler dans les médias le montre : bien qu’il n’ait été jugé innocent par la justice, la pression médiatique a forcé Alexandre Benalla à quitter son emploi. 

Mais comment peut-on se permettre d’avoir plus confiance en un article de journal, très bien renseigné et documenté, que dans la Justice, qui, elle, permet l’objectivité? L’article de Marine Turchi dénonce probablement des faits qui se sont réellement passés, là n’est pas la question. Cependant, elle a décidé de traiter ce sujet plutôt qu’un autre. C’est pourquoi son objectivité est relative. Il est donc nécessaire d’avoir confiance en la Justice, et surtout donner à ses jugements une valeur plus importante que celle de la morale exprimée dans les médias. Si les médias jugent qu’un procès ne s’est pas déroulé correctement, alors ils nient l’objectivité de la Justice dans son entièreté. Il n’est donc pas possible de trouver un jugement juste, et un autre injuste. Par définition, si l’on a confiance en la Justice dans une situation donnée, on doit avoir confiance en elle dans tous les cas

D’autre part, refuser de croire en le pouvoir de la Justice ne lui permettra pas de s’améliorer. Il est vrai que les sujets de harcèlement sexuel était moins développés il y a encore quelques années, et qu’il est possible que la Justice exige un certain temps d’adaptation pour traiter ces sujets efficacement. Cela ne lui enlève cependant pas la position objective, et la confiance que l’on doit lui accorder. Chaque cas qu’elle traite permet à la Justice d’acquérir une expérience de plus, avec laquelle elle pourra comparer les nouveaux cas auxquels elle est confrontée. Chaque nouvelle expérience lui permet de s’améliorer, et de traiter de plus en plus vite, et de plus en plus précisément chaque nouveau cas du même type qu’elle rencontre. Plus on accordera de confiance à la Justice, mieux elle fonctionnera.

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Ava Luquet

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