1933, 1949, 1994, 2019, les adaptations cinématographiques des Quatre Filles du Docteur March se sont succédées, chacune permettant une ré-interprétation du classique de Louisa May Alcott.
En 1933, à la fin de la Grande Dépression, les familles peuvent s’identifier aux March, qui subviennent difficilement à leurs besoins tout en faisant preuve de générosité envers les plus démunis.
Après la Seconde Guerre Mondiale, les femmes acquièrent un nouveau statut dans la société. Elles ont désormais le droit de vote dans de nombreux pays occidentaux. Le souvenir de la guerre est omniprésent dans les esprits, si bien que les lecteurs se reconnaissent facilement dans l’histoire imaginée par Alcott. Durant la Seconde Guerre Mondiale, comme lors de la guerre de Sécession, les femmes prennent le contrôle de leur famille, commerces, industries, ou fermes alors que les hommes sont au front. Mais alors que l’espoir d’une émancipation féminine brille, la fin de la guerre semble chaque fois mettre un terme aux avancées sociétales en matière de genre.
Les années 90 sont quant à elles celles du ‘girl power’. La solidarité féminine est mise en avant et les femmes sont indépendantes. La loi leur assure l’égalité de droit. L’égalité de fait, elle, laisse à désirer : entre écarts de salaire, plafond de verre, hypersexualisation, violences domestiques et agressions en tout genre, le chemin semble encore long. En 1994, Les Quatre Filles du Docteur March se réinvente donc pour mettre en avant la figure de Marmee, courageuse, autonome et héroïque. Elle incarne la mère célibataire, dynamique et aimante, qui travaille tout en s’occupant de sa famille.
Toutes les adaptations des Quatre Filles du Docteur March ont ainsi fait résonner les aventures des personnages d’Alcott de manière différente dans le contexte de leur sortie suivant les mutations sociétales et les questionnement du public visé. Alors, pourquoi ré-interpréter en 2019 ce roman de 1868 et comment le réinventer afin qu’il réponde aux enjeux actuels?
Et pour répondre à cette épineuse question, quoi de plus probant que d’interroger les spectateurs à la sortie du cinéma afin de savoir ce que le film leur a apporté et de quelle façon il les a touché(e)s ?
“J’ai apprécié le fait de voir différentes facettes de la féminité mise en avant dans ce film.”
Morgane
Effectivement, les quatre soeurs, dans le livre d’Alcott comme dans le film de Gerwig, ont toutes une personnalité différente. Meg, l’aînée romantique, douce et maternelle. Jo, l’écrivaine fougueuse, indépendante et qui refuse les normes de la société patriarcale, notamment l’injonction du mariage, mais se marie tout de même à la fin.
Ce retournement de situation est d’ailleurs contesté. A l’origine Louisa May Alcott ne comptait pas faire épouser qui que ce soit à son héroïne, elle même ne s’étant jamais mariée. Toutefois, il était inconcevable à l’époque que le personnage principal d’un roman, si celui ci est féminin, ne finisse pas la bague au doigt. L’écrivaine a ainsi dû renoncer à ses convictions pour être publiée. Greta Gerwig souligne ce paradoxe dans son adaptation du livre en établissant une certaine distance entre Jo et Friedrich, qu’elle épousera. Elle le croise à l’Opéra en s’y rendant par ses propres moyens et non parce que Friedrich le lui fait découvrir en l’y invitant. De même, ce n’est pas lui qui lui suggère d’écrire sur sa vie, mais Beth, la soeur souffrante de Jo. L’écrivaine ne doit donc rien à cet homme. Qui plus est, les deux personnages interagissent peu et leur union à la fin du film apparaît légèrement capillotractée, tout comme elle l’était pour Alcott. La relation amoureuse entre Jo et Friedrich peut-être donc être perçue de deux façons. D’une part, elle peut être interprétée comme ce qu’elle est à la base : une incohérence détruisant le personnage de Jo, le privant de sa raison d’être en tant qu’icône féministe. D’autre part, on peut y voir un symbole nous détournant d’une vision manichéenne du monde. Une personnalité, un avis ne sont pas figés. L’indépendance et l’émancipation d’une femme ne la prive pas de sentiments. Amour et autonomie ne sont pas, ne doivent pas être antithétiques. Enfin, féminisme ne signifie pas haine des hommes.
Ensuite, Beth est la pianiste calme, généreuse et discrète de la famille. Elle agit comme un médiateur auprès de ses quatre soeurs. Le personnage d’Amy a une portée très différente dans le livre et dans le film. La jeune fille imaginée par Alcott est frivole et capricieuse. Sa beauté constitue sa principale préoccupation et son but dans la vie est d’effectuer un « bon » mariage, (comprenez « épouser un homme riche »). Greta Gerwig a pris quelques libertés concernant ce personnage pour le rendre plus sensé, profond et, il faut le dire, plus en phase avec notre époque. Gerwig a donc transformé ce personnage, incarné par la surprenante Florence Pugh, en artiste fataliste, prisonnière des normes patriarcales de la société qui l’a vue naître et quasiment féministe. Ainsi, elle s’éloigne de la cadette naïve et capricieuse dépeinte par Alcott et dont la frivolité est mise en avant par Gillian Armstrong en 1994, devenant presque une « anti-Amy » d’après Joan Acocella, journaliste pour The New Yorker.
Les Quatre Filles du Docteur March montrent que la féminité se conjugue au pluriel. Il n’existe pas un modèle, une seule et unique façon d’être une femme. Chacune peut se construire et suivre ses propres codes, inventer sa propre féminité, et ce message est d’autant plus aujourd’hui, dans un monde où les femmes sont censées être libre d’être qui elles veulent mais où nombreuses d’entre elles se censurent encore, alourdies par le poids des stéréotypes et des normes de genre qu’elles internalisent parfois.
“Ce qui m’a surtout touchée dans ce film, ce sont les références à l’art et à la place des femmes dans ce milieu.”
Elise
Elise relève l’une des problématiques centrales du film, la difficulté de se forger une place dans le milieu artistique en tant que femme : thématique intemporelle que l’on retrouve aussi dans le roman, principalement à travers le personnage de Jo mais que Gerwig exacerbé dans son adaptation cinématographique. Greta Gerwig réalise ici un hommage à Louisa May Alcott plutôt qu’une adaptation fidèle de son livre. Le film est centré sur le personnage de Jo, que Gerwig identifie clairement à Alcott (par exemple, la négociation finale entre Jo et son éditeur reprend le même pourcentage que celui accordé à Alcott pour la publication de son livre en 1868), et sur son processus d’écriture. La scène d’ouverture présente l’écrivaine dans la maison d’édition qui publiera son roman tandis que le film s’achève sur l’impression du premier ouvrage. La réalisatrice semble encourager les jeunes filles à poursuivre leurs ambitions tel Alcott et son double, Jo. Mais Gerwig élargie sa problématique à d’autres arts. Dans une scène percutante avec Timothée Chalamet qui joue Laurie, Amy fait part de son angoisse à l’idée de ne pouvoir être une peintre reconnue à cause de son sexe. Selon elle, elle ne peut être un génie, et ce malgré son talent, car les génies sont des hommes. Par conséquent, la seule issue pour elle est d’épouser un bon parti.
Une problématique qui, loin d’être désuète, trouve un écho en ce début de 21ème siècle : le manque de représentation des femmes dans le milieu artistique et le sexisme ambiant dans ce domaine ne peuvent être ignorés. Le monde du cinéma exemplifie parfaitement ces inégalités. En 2018, les femmes ne représentaient que 11% des réalisateurs de cinéma. Ce nombre n’a pas évolué depuis l’année 2000. Aux Oscars, aucune femme ne figurait dans la liste des nominés pour le titre de meilleur réalisateur, tandis que seul le film de Greta Gerwig était nominé dans la catégorie du meilleur film. D’ailleurs, lors de cette cérémonie, Natalie Portman a dénoncé le sexisme inhérent au Septième Art en portant une robe sur laquelle était brodée les noms de diverses réalisatrices dont le talent n’est pas reconnu à sa juste valeur. Ainsi, d’après Elise, le simple fait d’avoir été réalisé par une femme et d’être joué par des artistes engagés pour l’égalité des genres et défiant les normes de genre (Emma Watson, Saoirse Ronan, Timothée Chalamet…) fait des Quatre Filles du Docteur March un film féministe.
Cependant, le féminisme de ce film est controversé. Certes, il est rafraîchissant de voir à l’écran des personnages féminins qui ne sont ni sexualisés ni ‘objectivisés’, et auxquels on accorde une subjectivité. Cependant, certains dénoncent le manque d’intersectionnalité des Quatre Filles du Docteur March. Il faut toutefois garder à l’esprit qu’il s’agit de l’adaptation d’un roman du 19ème siècle écrit dans un contexte différent du nôtre. Mais, féministe ou pas, ce film reste l’occasion de voir un regard féminin porté sur les femmes, de s’interroger sur l’impact de la guerre de Sécession sur leur place dans la société américaine, mais aussi sur notre façon d’aborder la féminité au 21ème siècle, moment charnière de redéfinition des valeurs et identités. Les genres commencent à être vus comme ce qu’ils sont : des constructions sociales aux frontières perméables. Nos sociétés semblent être sur le chemin d’une société plus progressiste, où chacun peut se définir tel qu’il le souhaite, mais discriminations, violences et harcèlement continuent d’entraver les principes républicains de liberté et d’égalité de tous, quel que soit leur genre, sexe, origine, couleur de peau, orientation sexuelle. C’est donc dans un contexte de bouleversement sociétal que sont nées ces nouvelles filles du docteur March, ce qui semble être une constante pour les adaptations du roman de Theresa May Alcott, lui-même écrit et publié dans une conjoncture particulière de bouleversement des valeurs provoqué par la Guerre de Sécession.
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