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C’était un mois de septembre particulièrement chaud. L’été avait été long, et la rentrée des classes nous faisait doucement revenir à notre routine de lycéens. Tu es arrivé quelques jours après le début des cours, attirant toute l’attention sur toi. Je me souviens parfaitement de ce matin où, au milieu des bureaux encombrés et dans l’odeur des cahiers, le maître t’a présenté à nous comme le fils d’amis du maire, qui resterait quelques mois parmi nous.

Tout de suite, tu as plu. Ton assurance séduisait élèves et professeurs, et tu es vite devenu la mascotte de notre classe de seconde. Tu étais grand pour ton âge, plus grand que la plupart d’entre nous, et tu ne ressemblais à personne. Tes cheveux bouclés tombaient sur tes épaules, tu portais ta chemise à demi ouverte et un sourire s’attardait toujours au coin de tes lèvres. Bien plus mature que les autres, plus lumineux, tu sortais du lot.

Nous sommes très vite devenus amis. Bien que tout le monde t’aimât, et voulût passer du temps en ta compagnie, tu n’accordais aux autres garçons que les quelques heures de nos cours, et c’est avec moi que tu restais après l’école.

Je me sentais un peu choisi, comme élu entre le commun des mortels pour être le témoin de ta vie. Tu passais me chercher chez moi quand nous avions terminé nos devoirs et nous partions dans les champs, explorant la nature qui évoluait lentement autour de nous.

Nous parlions de tout et de rien, je pouvais t’écouter pendant des heures débattre de politique et de philosophie sans que l’ennui ne m’effleurât une seconde. Je te regardais, appuyé sur tes coudes au flan de la colline, l’herbe caressant tes pieds nus. Ta beauté m’éblouissait. Je t’admirais, toi, altérité surprenante et profonde qui emplissait délicieusement mon existence d’oisiveté et de découverte.

Parfois, tes yeux croisaient les miens, alors cette communion étrange qui dès les premiers temps nous avait réunis nous enveloppait, et je m’oubliais le long de tes traits.

Je changeais beaucoup, je m’en rendais compte. J’étais plus patient, plus taciturne. Tu m’incitais à la réflexion, toi qui étais si grand, si mur, si homme.

Mais les trésors que tu recelais n’étaient évidemment pas inconnus aux autres écoliers, et je te regardais passer de fille en fille, dénué d’attache, sans que de mon côté je ne ressentisse l’envie de découvrir ce qu’était la féminité. Je voyais mon sexe d’adolescent insensible à ce qui semblait faire frémir les autres garçons et je me sentais en dehors du monde, comme un étranger dans une foule profane dont il ne comprend pas les excitations.

Il t’arrivait de me questionner sur ma vie sentimentale ou de me proposer de me présenter des filles, mais devant mon manque d’intérêt, tu n’insistais pas et la discussion s’épuisait vite. Tu me contais tes aventures d’un soir, les filles à qui tu brisais le cœur, toujours avec un détachement que j’admirais, comme si tu étais imperméable à tout ce qui pouvait te distraire de la pensée. J’avais l’impression de te comprendre et l’idée de saisir la personne que tu étais m’enivrait.

Un soir, tu me convainquis de t’accompagner à une danse, chez un de tes nombreux amis. Je crois n’avoir accepté que pour la perspective de passer une soirée avec toi. Bien que je me fichasse complètement de la fête, tu m’entrainas dans ce décor mouvant et me fis goûter la volupté de l’alcool.

Les membres flous et l’esprit engourdi, je me retrouvai, probablement par une de tes manigances, au centre de la piste, une lycéenne brune dans les bras. Sans vraiment savoir ce que je faisais, je la serrais contre moi en murmurant des mots que j’imaginais de circonstance.

C’est alors que je t’aperçus, à quelques pas de nous, une cavalière en face de toi, tournant doucement dans la pièce. Soudain, plus rien n’existait que ton regard bienveillant et complice posé sur moi, et tout en dansant avec ma partenaire, j’avais la sensation que c’était toi que je touchais.

Le lendemain matin, la tête me faisait mal et mon crâne résonnait d’incertitude quant à la fin de la soirée de la veille. Comment avais-je fini ? Étais-je rentré seul ? M’avais-tu raccompagné…

Cet après-midi-là, j’attendis longtemps que tu vinsses me chercher pour aller marcher au bord des bois et gésir dans les feuilles qui commençaient à tomber. Je n’osais venir te voir, de peur de te déranger à un moment inopportun. Je préférai patienter que ce fût toi qui me rendisses visite.

Le jour déclinait et mon esprit vagabondait sur les rives du désespoir quand tu arrivas enfin, un paquet de cigarettes dans la poche. Nous demeurâmes silencieux durant tout le trajet, jusqu’à ce que nous arrivassions au flan de notre butte-repère, face aux blés embrasés par le soleil couchant. Je respirais sans bruit, les rayons du crépuscule chatouillant mon front. Tu t’étendis dans les dernières fleurs avant de dire :

– Tu t’es bien amusé hier soir.

Toujours cette indifférence dans le ton. Tout glissait sur toi sans même t’effleurer.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Tu as ramené Marie chez elle, et vous n’avez pas attendu d’y être pour… vous mettre
à l’aise.

Mille questions m’assaillirent, et une panique irrationnelle me gagna.

– Comment ça ? Je ne me souviens de rien…

Un coup d’œil rapide et tu te détournais de nouveau, un léger rire sur les lèvres.

– Je vois que l’alcool n’a pas été clément… Disons simplement que, de ce que j’ai
compris, tu n’as plus rien à m’envier du côté des femmes.

Ma bouche s’entrouvrit tandis que j’interrogeais le sens de ces propos. Aucun souvenir ne me revenait, je ne pouvais que croire ce que tu me disais sur parole.

– Je…

Les mots ne sortaient pas.

– Tu sais bien que je n’ai jamais été jaloux de toi.

Tu ne répondis pas, et allumas une cigarette. Tes sourcils se froncèrent le temps de la première inspiration, et quand la fumée sortit de ton nez, tu m’indiquas des yeux l’espace à tes côtés. Je m’étendis dans l’herbe, les jambes allongées.

– Qu’est-ce que ça te fait ?Rien. Je me sens vide.

– Pour moi, c’est comme si rien ne s’était passé.

– Et pourtant…

Aucun reproche dans ta voix, ni aucune approbation. Juste un étirement du coin de ta bouche. Les yeux mi-clos, tu soupiras longuement. Je ressentais de la déception, mais je ne savais si elle émanait de toi ou de moi. J’avais idiotement peur que tu m’en veuilles. Tu me tendis la cigarette, et je dis en soufflant :

– Je me sens stupide.

– Pourquoi ?

– Je suis comme un enfant.

Le temps d’un silence, je te rendis la cigarette.

– Es-tu fâché ? demandai-je avec hésitation.

– Non. Pourquoi le serais-je ?

– Je ne sais pas.

– Je pense que j’aurais aimé que tu le sois.

Tu tournas lentement la tête vers moi, la lumière de tes yeux éclairant mon visage. Je ne bougeais pas. La conscience de ton être si près de moi, si familier et pourtant si lointain, me transcendait. Quelques mèches dorées par le soleil encombraient ta joue. Tes bras nus, repliés sous ta nuque, étaient dévoilés par les manches que tu avais retroussées. Il faisait bon. Ton corps souriait. Je me noyais dans tes yeux et me perdais en toi. Le ciel était rose, ton pantalon délavé.

L’après-midi avait le goût de tabac et d’absolu.

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Eve Robert

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