by Louis Ponchon
« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. », écrivait Paul Nizan dans les années 1930, en ouverture de son roman Eden Arabie. Ces mots, slogan populaire en mai 68, résonnent étrangement avec ceux d’Emmanuel Macron prononcés en octobre dernier 2020 : « C’est dur d’avoir vingt ans en 2020 ». Car, ils disent une vérité très actuelle : la jeunesse n’est pas toujours la mieux lotie, loin de là : la génération Z peut en témoigner.
La génération Z ? C’est une classe d’âge dont les membres les plus jeunes s’apprêtent à entrer au collège et les plus âgés à intégrer le marché du travail. Elle partage des références, des ambitions, des idées, mais aussi des angoisses et des défis. À de nombreux égards, elle se dessine en complète opposition avec les générations qui l’ont précédée. Seule la série Euphoria (2019, HBO) est parvenue à la saisir dans toute sa complexité en dévoilant avec honnêteté ses beautés comme ses faiblesses.
Définir la Gen-Z
Les générations sont inégales. Certaines laissent un souvenir impérissable, telle la Génération Perdue (1883-1900) qui illuminait l’Amérique et le Paris des années folles, ou encore les Baby-boomers (1945-1965) qui dépavaient le Quartier Latin en 1968. D’autres passent sans trop se faire remarquer à l’image de la Génération Silencieuse (1927-1945), réputée travailleuse et désabusée, ou de la Génération X (1965-1980), rarement mobilisée sur le plan politique.
De ce point de vue, la Génération Z (1997-2010) promet de laisser sa trace dans l’histoire. Elle rompt avec ses aînés, revendique des engagements forts, et peut être accusée de tout sauf de rester indifférente face aux grands défis de son siècle.
Si l’on devait définir cette Gen-Z, il faudrait commencer par des lieux communs. Rappeler que c’est la première à être née sous l’ère d’internet et de la technologie omniprésente. Que si elle garde une image lointaine de l’effondrement du World Trade Center, elle se remémore sans difficulté les attentats d’Orlando ou du Bataclan. Que le nom de crise est probablement le mot qu’elle a le plus entendu depuis son enfance, et une réalité qui se rappelle à elle tous les jours. Que ses horizons ne se sont pas brusquement obscurcis en 2020, ils étaient déjà très incertains auparavant.
Le décor est posé. La génération dont nous parlons monte sur scène à l’heure de la guerre terroriste et des défis économique, écologique, démocratique et sanitaire. Le monde dont elle hérite peut objectivement laisser à désirer, pour cette raison il ne lui reste qu’une seule perspective : amorcer le changement.
“I am envious of your generation: you guys don’t care as much about rules.” Cal -ep.1 | Euphoria
Le changement s’effectue d’abord dans les mentalités. Euphoria montre très bien comme des idées, telles que l’aspect mouvant et pluriel des orientations sexuelles, ou la fluidité du genre et de l’identité de genre, sont plus facilement admises et intégrées, aujourd’hui, par notre génération. Elle se caractérise d’abord par une grande ouverture d’esprit et une ferme volonté d’inclusion.
Les souffrances de Jules, fille transgenre, personnage qui gagne en subtilité à mesure que se dévoilent ses paradoxes, ne sont pas ainsi causées par son environnement, par l’extérieur, les gens qu’elle rencontre ou fréquente dans son lycée, mais proviennent de son intériorité. Elle vit une transition complexe, pas encore complète, et pas aussi évidente qu’elle avait pu l’imaginer. Jules n’est pas rejetée par les gens de son âge. La tolérance n’est même pas une question. Dans cette nouvelle ville où elle arrive, on ne lui discute pas le droit d’accéder à la féminité, simplement, cette féminité quelle est-elle ? Elle ne sait pas, mais elle y va. L’image se répète clairement dans la série : Jules avance à vélo, très maquillée dans l’obscurité de la nuit, très assurée, comme à la quête d’une féminité fantasmée. Or, l’objet de sa recherche est flou à ses yeux, elle est d’abord trompée par une féminité de l’apparence, mensongère parce que définie en grande partie par les hommes. Être femme ce n’est pas paraître femme (femininity), c’est se sentir femme (womanhood); c’est un travail complexe de recherche et d’affirmation de soi, non pas de mise en scène de soi ; Jules le comprend dans l’épisode final de la première saison (épisode 10, que l’actrice Hunter Schaeffer a coécrit).
Avec l’ascension vers la majorité d’une nouvelle classe d’âge ce sont donc de nouvelles conceptions du monde, de l’individu et des relations entre les individus, qui vont s’imposer. Elles nous paraissent naturelles et indiscutables à nous, ayons grandi dans les années 2000-2010, mais pas nécessairement aux autres générations pour qui elles entrent en conflit avec les usages et les tabous de la société de leur enfance. Ce n’est pas dire pour autant que l’homophobie, la transphobie, la misogynie ou le racisme n’existent pas chez les jeunes, mais ces opinions tendent aujourd’hui à être réinterrogées et rejetées.
Anxiété, anxiété…anxiété ?
Autre caractéristique, plus sombre, de notre âge : l’anxiété. Selon un récent sondage IPSOS, près de 40% des jeunes se sont trouvés dans un état anxieux généralisé au moins une fois depuis le premier confinement, en mars 2020, et 30% ont admis avoir eu des pensées suicidaires ou de mutilation. C’est un chiffre dramatique, mais qui n’est pas étonnant. Le Pew Research Center, centre de recherches qui s’intéresse depuis longtemps à la Gen-Z, nous désigne parfois comme la Génération anxieuse. Même hors pandémie, les crises d’angoisses font des victimes silencieuses, et incroyablement nombreuses, dans nos rangs.
Plusieurs raisons peuvent expliquer cet état de choses. D’abord, nous sommes une génération couvée comme aucune autre auparavant. Pour beaucoup d’entre nous, nos parents ont toujours été là; ils nous ont accompagnés à chaque étape de notre construction d’enfant, d’adolescent, et de jeune adulte. Le temps et la présence dévolus aux enfants par les parents américains ont ainsi doublé pour les femmes et quadruplé pour les hommes entre la fin des années 1970 et le milieu des années 2000.
Plus de temps signifie plus d’attention certes, mais aussi d’observation, d’interdits et d’attentes. Cela dans un monde marqué par la crise économique où les études prennent une importance démesurée. Une pression parentale, explicite ou non, consciente ou non, a pesé dès le plus jeune âge sur les épaules des bébés de l’an 2000, et elle est allée de pair avec une pression scolaire accrue. Elle se traduit notamment par l’incidence en augmentation de ce trouble peu connu, mais répandu, nommé “refus scolaire anxieux”. Ces unités rapportent en effet de plus en plus de cas de consultation d’adolescents (lycéens pour la majorité, mais aussi collégiens) souffrant de symptômes dépressifs, ou anxieux, qu’ils estiment dûs à l’investissement croissant des familles dans la scolarité et l’esprit de compétition de plus en plus présent au sein du système éducatif.
Dans un entretien accordé à HBO en juin 2019[4], le réalisateur de la série – Sam Levinson – explique qu’Euphoria cherche à traduire cet état d’ « anxiété permanente » propre, selon lui, à notre génération. Ce sont des crises d’angoisse à répétition, une menace dépressive qui est là, qui pèse, et demande de recourir à toutes sortes de substances pour s’évader. Anti-anxiolytiques, alcools forts, cannabis et drogues dures : la consommation de psychotropes augmente de façon constante chez les jeunes depuis vingt ans (à l’exception du tabac). Ces paradis artificiels ne concernent évidemment pas tout le monde dans la même mesure; tout le monde n’a pas la consommation de Rue (toxicomane depuis ses 13 ans, que la série humanise admirablement), c’est certain, mais la majorité des gens, à l’image du reste des personnages de la série, y ont un accès facile, « pour s’amuser ».
Les réseaux sociaux & l’esthétique d’une génération
L’usage des réseaux sociaux s’est réellement popularisé au cours de la dernière décennie. Ils sont devenus indissociables de l’adolescence, qui, même souvent décriés, restent des plateformes pratiques, libres et intelligentes. Il ne faut surtout pas considérer comme une fin en soi mais comme des tremplins, des carrefours où tout se rencontre, le meilleur comme le pire. Ces deux aspects des réseaux sociaux s’illustrent, dans la série, dans le double usage qu’en fait Kat: d’un côté, elle est une auteure à grand succès – quoique anonyme – sur Wattpad, de l’autre, elle se prostitue virtuellement via Skype (et Lydia).
Les réseaux sociaux, la facilité avec laquelle on fait, retouche et diffuse les images, ont beaucoup participé à créer un monde de l’image, où l’esthétique prime. Dire qu’Euphoria a saisi l’esthétique de la génération est un euphémisme : c’est un chef-d’œuvre cinématographique complet, tant du point de vue visuel, que musical et scénaristique, qui fait la part belle à la photographie.
C’est une esthétique qui nous happe. Un dynamisme envoûtant qui nous fait plonger avec la caméra dans la vie d’un groupe de lycéens. La bande-son, par le musicien autodidacte Labrinth, est d’un genre neuf, un style vagabond et mouvant que l’artiste explore depuis son titre Let It Be en 2014, et qui mêle le gospel à la house music, le rap hip-hop à l’électro, et de nombreux autres genres pour un résultat stupéfiant, génial, époustouflant. Dans Euphoria, la musique fait plus qu’accompagner l’image, elle la prolonge. Le maquillage est également tellement éblouissant qu’il mériterait un article à lui tout seul. Volontairement très visible, il est tout le contraire d’un masque : il sert ici à l’expression des humeurs et à l’affirmation de la personnalité des personnages. Et les lumières, les dialogues, et le jeu des acteurs, la beauté surréelle des situations … Tout subjugue dans une grande dépense technique qui n’épargne aucun sens, et qui empêche que l’on s’ennuie une seule seconde : un peu à la manière d’un clip musical. D’une certaine manière, cela retranscrit à l’écran le besoin de stimulation constante d’une jeunesse dopée aux vidéos survoltées de TikTok et à la musique sans limite de Spotify.
Le génie d’Euphoria et la question de la nudité dans la série
Le génie d’Euphoria c’est de ne pas seulement chercher le réalisme dans la vraisemblance permanente, en décrivant des événements que tout le monde a vécus ou en créant des personnages que l’on peut immédiatement identifier dans son entourage, mais d’atteindre le réalisme dans les émotions, par les images, la musique, les lumières et les histoires, comme un tout harmonieux, en se rapprochant d’expériences sensorielles et émotionnelles que tout spectateur a pu connaître : un réalisme émotionnel en quelque sorte. Le sous-titre de la série est d’ailleurs formel : feel something, la série joue avec les sens et les impressions pour que l’on ressente au-delà de ce qu’on voit. Rien n’est gratuit, tout s’inscrit dans cette perspective. La perfection recherchée dans toutes les étapes de la réalisation et de l’écriture fait honneur à une jeunesse filmée dans sa vérité, avec talent et pertinence, et d’une manière totalement inédite. Euphoria ressemble à Euphoria, rien de plus.
Reste un point plus discutable de la série : la nudité. Elle est très, très présente ; très brute, évidente, complète et explicite. C’est une prise de parti claire de la réalisation, qui veut dévoiler l’intime avec une grande honnêteté et ne rien épargner de la vie de ces lycéens au spectateur. Les premiers épisodes, en particulier, montrent beaucoup. Dès le début, le metteur en scène rompt avec une certaine norme cinématographique qui voudrait que l’on suggère le sexe plutôt que de l’exhiber à l’écran. L’argument réaliste qui sous-tend cette nudité consiste à expliquer qu’elle est omniprésente chez les jeunes adultes d’aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, sur internet, entre amis, dans les vestiaires du lycée, etc., et qu’elle n’est donc plus choquante pour personne, force d’habitude. Malheureusement, le spectateur peut avoir du mal à s’habituer à ce qu’il voit surgir à intervalle régulier sous ses yeux, quitte à ce que la série soit parfois dure à regarder. Nudité gratuite ou nudité utile ? Cela se débat, mais il ne faudrait en aucun cas que cela rebute qui que ce soit d’apprécier un regard aussi intelligent et novateur porté sur notre âge.
La revanche d’une Génération Snowflake
La Gen-Z, c’est une génération en feu, qui ne peut avoir aucune confiance dans son avenir, ni aucune insouciance dans sa jeunesse, mais qui sait se battre pour des idées : pour ce qu’elle est en droit d’attendre et contre ce qu’elle ne tolère plus. Pour ne citer que quelques-uns des sujets qui la passionnent: la conversion écologique, l’égalité des genres, des ethnies, les violences policières et sexuelles, le racisme sous toutes ses formes, l’exclusion des minorités, etc. Elle est une génération inclusive, attentive et libératrice, qui refuse catégoriquement le jugement néfaste, un certain jugement d’autrui, celui qui bloque et empêche, celui qui blesse et détruit ; pour tout cela, elle s’annonce furieusement prometteuse. A une époque où de grands défis appellent à tout repenser, elle se porte volontaire. Elle n’a rien de cette “génération snowflake” décrite par la militante britannique Claire Fox comme dénuée de “solidité émotionnelle” et incapable d’accepter la contradiction.
Dans un récent entretien qu’il donnait à Boomerang (France Inter), l’ancien président des États-Unis Barack Obama disait lui-même tout l’espoir que la jeunesse actuelle, celle de ses filles, lui inspire : « J’ai l’impression que la génération qui nous suit est extraordinaire, qu’il n’y a pas de limite à ce qu’elle peut accomplir. ».
On entend parfois dire que notre époque est prohibitive, que dans le monde que nous construisons, tous les comportements spontanés seront interdits : que l’on ne pourra plus draguer, ni blaguer, ni interpeller dans la rue, ni s’asseoir les jambes écartées dans le métro, ni seulement poser les yeux sur un.e inconnu.e. La vérité est précisément inverse. Nous proposons la liberté : la liberté d’être vulnérable, et de ne pas se cacher de l’être.
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Un article très pertinent, merci Louis !
Un texte passionné, motivant et plein d’espoir !