Nous sommes nombreux à nous être rendus dans les salles obscures pour voir l’adaptation de Dune par Denis Villeneuve. Le film a fait 2 964 911 entrées en France au cours de ses 8 premières semaines d’exploitation. Vous avez probablement eu le temps de digérer l’œuvre et de vous en faire un avis. Pour ma part, le bilan était mitigé: si les effets spéciaux étaient magnifiques, la colorimétrie surprenante, la bande-originale enivrante, et la musculature de Timothée très appréciable, le récit était beaucoup trop long, et puis le dialogue entre Duc et Paul sur la falaise ressemblait étrangement à celui entre Mufasa et Simba dans le roi Lion, non ? À vrai dire, j’avais une autre adaptation de Dune en tête, que je ne pouvais pas m’empêcher de comparer à celle de Villeneuve. Non, il ne s’agit pas de celle de David Lynch, sortie en 1984. Celle qui trottait dans ma tête est la version qu’Alejandro Jodorowsky n’a jamais réalisée…
Retour en Novembre 2020, tandis que j’étais confinée dans mon 15m² rémois et que je cherchais une bande-annonce de Dune sur Youtube à deux heures du matin (y’avait pas grand chose d’autre à faire pour cisailler l’ennui) j’ai découvert par hasard, au détour d’un clic, un documentaire au titre intrigant : Dune : La Versión de Jodorowsky – Documental (Subtitulado). Curieuse, je clique et reste captivée par ce documentaire d’une heure et demie qui retrace la trajectoire d’un ovni cinématographique, de son envol à son crash, en alternant témoignages, extraits de story-board animés et images d’archives.
Comment Alexandro Jodorowsky, cet artiste contemporain connu pour ses films expérimentaux à la limite du dérangeant, fut-il à deux doigts de réaliser un film de science-fiction regroupant Salvador Dali, les Pink Floyd, Orson Welles et Mike Jagger ?
Alejandro Jodorowsky, un artiste à mi-chemin entre la démence et le génie.
Né au Chili en 1929, il émigre durant sa jeunesse à Paris, où il exerce les professions de mime puis de metteur en scène de pièces de théâtre absurdes. En 1965, il part au Mexique et réalise son premier film expérimental : Fando & Lis. Scarification, ingurgitation de nombreux objets non comestibles, je ne vous fais pas de dessin, le film est si provoquant qu’il fut immédiatement censuré au Mexique.
En 1970 il réalise El Topo, un Western révolutionnaire exporté aux USA qui devient un film de minuit culte. Le producteur français Michel Seydoux est séduit par l’originalité de la réalisation, et planifie une rencontre avec Jodorowsky. Les deux hommes s’entendent bien et décident de collaborer pour le prochain film du réalisateur, La montagne sacrée, réalisé en 1973, qui contre toute attente rencontre un franc succès. Cette réussite offre à Jodorowsky une crédibilité artistique manifeste et un an plus tard, Michel Seydoux lui donne carte blanche pour réaliser son prochain film.
Pour Jodorowsky, pas de doute, ce sera une adaptation de Dune.
La genèse du projet
Selon ses propres aveux, il n’avait pas lu le roman de Frank Herbert, publié en 1965. Un ami lui avait parlé de cette épopée spatiale, centrée autour de la sacro-sainte épice gériatrique, à la fois drogue et carburant pour les habitants de la planète Arrakis. Cependant, loin d’en faire une série Z de Science-Fiction ou un récit géopolitique, il décide d’en faire une œuvre extravagante et spirituelle. “Je voulais faire un film qui aurait donné aux gens qui prenaient du LSD à l’époque les mêmes hallucinations que donnaient la drogue, sans en prendre”
Design des vaisseaux spatiaux, effets spéciaux novateurs, acteurs aussi talentueux que charismatiques, bande-originale au service de la narration; rien ne sera laissé au hasard. Ses idées sont visionnaires : trois ans avant Star Wars, il aspirait déjà à mettre en scène des combats intergalactiques sur une planète couverte de sable à la Tatooine. Pour s’octroyer un maximum de liberté dans sa démarche artistique, Jodorowsky refuse que l’auteur du roman prenne part à l’adaptation. Son objectif est clair : “Pour moi, il ne s’agissait pas seulement de faire un film, je voulais créer un prophète, quelque chose de libre.”
Pour ce faire, il constitue le casting parfait, une armée de “guerriers spirituels”.
Un Casting 50 étoiles
Pour élaborer le storyboard, il s’associe au dessinateur français Jean Giraud alias Moebius, connu pour ses bandes dessinées de science-fiction. Ils constituent ensemble un recueil impressionnant de plus de 3 000 illustrations : costumes, mouvements de caméras, chaque idée de Jodorowsky est couchée sur papier par le dessinateur, avec un crayon en guise de caméra.
Pour réaliser les effets spéciaux de son film, Jodorowsky s’offre le luxe d’écarter le talentueux Douglas Trumbull, directeur des effets spéciaux de 2001 Odyssée de L’espace, trop vaniteux à ses yeux. Le réalisateur ne veut pas des techniciens mais des disciples virtuoses. Il poursuit donc ses recherches. En avril 1974, alors qu’il se rend au cinéma pour voir Dark Star de John Carpenter, il tombe sous le charme des effets spéciaux réalisés par Dan O’Bannon. C’est décidé, il est l’homme de la situation. Il fait aussi appel au dessinateur allemand Giger pour illustrer les décors des fremens et compléter son équipe technique.
Quant aux acteurs, Jodorowsky obtient la participation des artistes les plus charismatiques du XXème siècle: Salvador Dalí, qui devait jouer l’empereur Shaddam IV (à condition d’être payé 100 000$ la minute de tournage !), Orson Welles dans le rôle du baron Harkonnen, Mick Jagger ou encore Amanda Lear. Pour le rôle de Paul Atreides, oubliez Timothée Chalamet, l’élu devait être joué par le propre fils du réalisateur, Brontis, alors âgé de 12 ans. Ce dernier avait notamment dû endurer un entraînement aux arts martiaux de six heures quotidiennes pendant deux ans afin qu’il puisse jouer lui-même les cascades du film.
Enfin, le moteur sur le vaisseau, (il n’y a pas de cerises ni de gâteau dans l’espace), la bande originale devait être composée par les Pink Floyd, qui venaient de sortir leur album iconique The Dark Side of the Moon et le groupe de rock français Magma.
Une œuvre trop avant-gardiste ?
L’équipe aura travaillé d’arrache pied pendant plus de trois ans sur le film, avec un budget initial de dix millions de dollars alloué par le producteur Michel Seydoux.
En 1977 cependant, alors qu’il manque près de cinq millions de dollars pour finaliser le projet, l’équipe en quête de financement envoie à tous les studios hollywoodiens un pavé décrivant précisément les ambitions du film, le scénario, les méthodes de production etc. Cependant, tous refusent, craignant la démesure de Jodorowsky et effrayés lorsque celui-ci évoque un film d’une durée finale de douze heures.
D’un jour à l’autre, le projet tombe à l’eau. Dune de Jodorowsky ne sera pas.
L’abandon du projet marque profondément Jodorowsky, amer d’avoir été ainsi écarté par les producteurs d’Hollywood pour son extravagance artistique.
Car son projet a attiré leur attention, notamment celle de la productrice Raffaella de Laurentiis, qui décide de confier l’adaptation de Dune à David Lynch, moins imprévisible que Jodorowsky. Ce dernier confessera sa joie suite au visionnage de sa version de Dune, tant elle représente à ses yeux un échec, avouant “petit à petit, je souriais en m’apercevant que le film était horrible ! C’est un comportement humain après tout.”
Que retenir de cette histoire ?
L’influence du Dune avorté de Jodorowsky est manifeste et latente dans l’histoire du cinéma de science-fiction. De Star Wars à Prométhéus en passant par Star Trek et Flash Gordon, de nombreux films se sont inspirés de mises en scène imaginées par l’équipe de réalisation. C’est aussi grâce à ce projet que Giger, Moebius et O’Brian entrent en relation, et établissent une collaboration qui donnera plus tard naissance au film culte Alien.
De son côté, Jodorowsky se reconvertit dans le milieu de la bande-dessinée, et réalise notamment l’œuvre légendaire L’Incal, toujours en collaboration avec Moebius. Cette dernière va d’ailleurs être prochainement adaptée au cinéma par Taika Waititi.
Georges Lucas aurait-il réalisé Star Wars si Dune de Jodorowsky était sorti seulement trois ans auparavant ?
La team des guerriers spirituels aurait-elle travaillé main dans la main sur Alien ? La B-O des Pink Floyd aurait-elle été culte ? Dali aurait-il bien joué ? Timothée nous aurait-il un jour dévoilé ses pecs en incarnant le rôle de Paul à l’écran ?
Finalement, ces questions sans réponses, à l’origine de débats sans fin, entretiennent la légende du Dune de Jodorowsky, dont la spiritualité réside peut-être dans la fascination que les gens entretiennent encore de nos jours autour de cette œuvre qui n’existe pas.
Si vous voulez plus de détails sur cette folle histoire, je vous recommande de visionner le documentaire Jodorowsky’s Dune, disponible gratuitement sur Youtube (en français, espagnol et anglais à la fois, donc recommandé pour les trilingues !) ou de l’acheter légalement en VOD.
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