by Blanche Kramarz
Second volet du diptyque « Icônes du siècle » qui débutait en 2017 avec la collection Chtchoukine, la collection Morozov est à retrouver jusqu’au 22 février 2022 à la Fondation Vuitton à Paris. Encore une fois, les œuvres de Gauguin, Renoir, Monet, Van Gogh, Derain ou encore Cézanne se déploient dans les salles de l’exposition imaginée par Anne Baldassari, qui compte pas moins de 170 tableaux.
Des fils d’industriels devenus éminents collectionneurs
Mikhaïl et Ivan Morozov naissent respectivement en 1870 et 1871, dans une famille d’anciens serfs, qui appartient à la secte des orthodoxes vieux-croyants. Grâce aux entreprises très fructueuses de leur grand-père dans le textile, ils grandissent au sein de la nouvelle bourgeoisie russe et bénéficient d’une éducation progressiste. Ils suivent chacun des études qui les poussent à se rapprocher des milieux artistiques puisque Mikhaïl étudie les humanités et Ivan part en Suisse à la faculté de chimie de l’Ecole Polytechnique Supérieure, où il s’adonne au dessin à ses heures perdues. L’intérêt qu’ils portent pour le monde de l’art les mène à une émancipation idéologique, qui se concrétisera très tôt par l’acquisition de nombreuses œuvres d’artistes abhorrés par le pouvoir tsariste en ce qu’ils bousculent les représentations sociales conventionnelles de la Russie de l’époque.
La demeure d’Ivan Morozov, un lieu d’émulation artistique
Les deux frères accumulent rapidement et conjointement les tableaux des artistes qu’ils admirent. Débutée par Mikhaïl, l’aîné, leur collection se compose à sa mort en 1903 de 39 peintures européennes et 44 œuvres d’origine russe. Après son installation à Moscou, le cadet enchaîne les acquisitions si bien qu’à sa mort en 1921, ce sont 240 toiles européennes et 430 russes qui la composent. Dès 1905, Ivan avait aménagé une galerie de peinture dans son hôtel particulier : la collection était si imposante qu’il faut s’imaginer que tous les murs sont couverts d’œuvres d’arts, dont certaines commandées et faites sur mesure pour l’hôtel. Il y avait déjà l’impression d’être dans un véritable musée.
Cette abondance d’œuvres d’art fait de la demeure d’Ivan Morozov un lieu d’échange artistique, où de jeunes artistes russes se pressent devant les toiles de peintres français, la plupart ayant été acquises auprès de collectionneurs parisiens portant eux-mêmes un regard nouveau et précurseur. L’hôtel particulier devient un lieu d’inspiration et s’improvise parfois même en atelier.
Deux frères visionnaires : des paris avisés sur le marché de l’art
Par la constitution de leur collection, les Morozov, collectionneurs avant-gardistes, jouent un rôle prépondérant dans la diffusion de l’art moderne français en Russie. Ivan est le premier à y faire entrer un Picasso, ainsi que des toiles de Cézanne ou Matisse dont le travail n’est pas reconnu du vivant des artistes. La folie et le génie des deux collectionneurs, c’est justement de parier sur le fait que des toiles, alors même qu’elles ne sont pas appréciées dans leur pays d’origine, pourraient l’être dans une Russie enfermée dans le carcan des traditions et de la religion orthodoxe.
Toute une salle de l’exposition est consacrée aux œuvres de Gauguin dont les tableaux mettent en valeur un territoire jusque-là méconnu et absent dans le domaine de l’art en France : la Polynésie. Il n’est même pas exposé à Paris, puisque ses tableaux choquent, jugés trop audacieux. On peut notamment admirer Eu haere ia oe ou Où vas-tu ? (1893) qui date du premier séjour en Océanie du peintre. Il y fait fi des règles traditionnelles de la peinture, avec des mariages de couleur osés et des tons chauds, tranche avec les règles de la perspective, et évoque les thèmes nouveaux du voyage et de l’exotisme : c’est un éloge de l’autre, de sa culture et de ses traditions.
La Fondation Vuitton met également en avant deux toiles de Monet dont l’histoire est particulièrement intéressante et révélatrice du caractère visionnaire d’Ivan. Lui non plus n’était ni exposé ni reconnu au début de sa carrière, et lorsqu’il expose pour la première fois chez son ami Nadar Impression Soleil Levant (1874) le critique d’art Louis Leroy déclare : « Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… » et sans le savoir, laissera un nom aux futurs Impressionnistes. Les deux Monet exposés, Un coin de jardin à Montgeron et L’étang à Montgeron datent de 1876, et ont été acquis par Ivan en 1907 et 1908. Alors qu’un industriel vend sa collection, il acquiert la première toile dans l’ignorance de l’existence de la seconde. Au hasard de ses pérégrinations, il tombe sur le second tableau et comprend qu’il existe un lien entre les deux, alors que ce ne sont ni les mêmes cadres ni les mêmes marchands. C’est le premier à rattacher ces œuvres, qui semblent être la future matrice visuelle de Monet.
Une exposition à l’aspect hautement diplomatique
En conclusion, si l’on peut parler de diplomatie culturelle, c’est bien parce que l’organisation du diptyque « Icônes de l’art moderne » a été l’occasion d’un rapprochement entre la France et la Russie : les collections Chtchoukine et Morozov ont été exposées successivement en Russie et en France grâce à une coopération étroite entre la Fondation Vuitton et le Musée d’État de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, le Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine ainsi que la Galerie Nationale Tretiakov à Moscou. La venue de telles œuvres en France n’était pas une chose facile, et résulte d’âpres négociations moyennant le financement de la restauration de certaines œuvres par le groupe LVMH. Il faut également imaginer le coût que peut représenter le transport de telles œuvres jusqu’en France, d’un point de vue des assurances, le tout mis à mal en raison de l’épidémie de Covid-19. Enfin, cerise sur le gâteau, Emmanuel Macron et Vladimir Poutine ont co-préfacé le catalogue de l’exposition, témoignant de la volonté de penser l’art comme un biais d’unité.
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