Par Joséphine Vial
Alors qu’Eric Zemmour puis Valérie Pécresse se sont empressés de visiter l’Arménie, les relations franco-arméniennes paraissent comme un enjeu majeur à mettre en avant dans cette campagne présidentielle. Plus d’un siècle après le génocide arménien qui fit 1,5 million de morts, la Turquie pratique toujours le négationnisme: elle nie des faits et preuves historiques. Alors que l’Uruguay a été le premier pays à reconnaître ce génocide (1965), en France, la classe politique s’est tu pendant longtemps et bien que certaines commémorations aient eu lieu, il n’y a eu pas une véritable reconnaissance juridique avant 2001. Comment pouvons nous expliquer la non-reconnaissance et le négationnisme turc du génocidé arménien et la conflictualité des mémoires qu’il peut susciter ?
Afin de mieux appréhender le contexte historique et géopolitique actuel, il est nécessaire de revenir sur les relations avant 1915 entre l’Empire ottoman et l’Arménie, pays souvent caractérisé par sa qualité de premier pays chrétien du monde depuis le IVème siècle. Face à toutes les invasions auxquelles elle fait face, elle se distingue par sa volonté de conserver une mémoire nationale bien que sa culture soit influencée par ses voisins, notamment à travers la littérature, l’architecture ou encore la musique. Dès la fin du XIXe siècle, l’Empire ottoman décline: ainsi les minorités, et particulièrement les Arméniens, sont présentées comme des ennemis de l’étranger, menant aux premiers massacres hamidiens sous le sultanat d’Abdulhamid II entre 1894 et 1896. Il s’agit déjà des massacres pré-génocidaires. Pourtant, les Arméniens ont toujours tenté de vivre en paix malgré les nombreuses invasions de l’Empire byzantin puis ottoman en acceptant par exemple l’impôt imposé aux communautés non musulmanes ne cherchant pas leur indépendance. Néanmoins, dès le début du XXè siècle, en 1908 et 1909, le Sultan dirigeant Abdullahid II ordonne massacres génocidaires dans l’Empire ottoman. En avril 1909, les Arméniens de Cilicie sont encore victimes de massacres et persécutions orchestrés par le nouveau régime soutenu activement par les jeunes turcs dont leur idéologie se base principalement sur un racisme et nationalisme exacerbé. À nouveau, ils sont accusés d’être des ennemis agissant de l’intérieur et ces massacres provoquent entre 200.000 et 300.000 morts. Les cavaliers kurdes reçoivent l’ordre de massacrer en toute impunité les Arméniens. Ces derniers produisent une profonde hécatombe chez les arméniens, c’est pourquoi certains préfèrent et commencent à s’exiler. La mobilisation de la communauté intellectuelle internationale, à l’instar de Jean Jaurès en France, permet d’arrêter temporairement de nouveaux massacres. Jaurès est l’un des premiers visionnaires à dénoncer la politique ottomane et particulièrement la planification organisée par des troupes armées uniquement dédiées à l’extermination de ce peuple. Cette « guerre d’extermination » permet de réveiller l’opinion publique au Royaume-Uni, en Italie et en Allemagne et une conscience universelle s’élève en faveur des Arméniens.
Le génocide se déroula au sein de l’Empire ottoman entre l’empire ottoman entre avril 1915 et fin 1916. Il débute le 24 avril avec la déportation des notables de Constantinople et plus d’1,5 million d’Arméniens y perdent la vie, soit deux tiers de la population.
Pourquoi s’agit-il d’un génocide ?
C’est un génocide parce que ces massacres ont été planifiés délibérement par le parti du gouvernment de l’Empire ottoman «Union et Progrès». Le but et l’essence mêmes de ces massacres est la destruction d’un peuple, les Arméniens. Les massacres sont systématiques et organisés par le parti unique et violent de l’Empire et notamment par un homme, Talaat Pacha. Le régime turc donne comme prétexte une supposée trahison par les Arméniens de l’Empire ottoman au profit des Russes car de nombreux Arméniens vivent en Russie et que ces derniers ont envahi les Ottomans pendant la guerre. Rapidement, les Arméniens sont accusés d’être des traîtres qu’il faut éloigner et déporter vers des déserts syriens.
L’objectif est la déportation d’un peuple, la destruction, et le massacre; l’extermination dans les camps date de 1916, où la violence et la déshumanisation dans la mise à mort vont de pair. Initialement, les invalides étaient les principaux exterminés, ensuite le reste de la population a été déporté lors de longues traversées dans le désert et meurent d’épuisement et des mauvais traitements des troupes ottomanes ou sont assassinés et même précipités dans des fleuves. Dès mai la déportation s’accentue avec l’implication de familles entières (femmes, enfants, et vieillards). Les agents politiques, les gendarmes et autres tueurs s’acharnent sur les familles. La population kurde s’y ajoute et pille, viole, massacre, mutile. Enfin, le processus d’extermination s’intensifie en automne 1915 lorsque les Arméniens sont déportés par des trains vers le désert syrien.
Encore aujourd’hui, la mémoire du premier génocide du XXè siècle demeure conflictuelle. Depuis la création de la République turque moderne en 1920, l’État a entrepris d’effacer la mémoire et la culture plurielles de toutes les communautés qui la composait (Arméniens, Kurdes, Alévis etc). Cette politique de l’oubli régissait toutes les institutions de l’État et tentait par extension de conditionner les citoyens eux-mêmes. Le 24 avril dernier, le président américain Joe Biden reconnaît pour la première fois ce génocide et cet acte est pour le moins symbolique. Les États-Unis ont eu une reconnaissance tardive du génocide pour plusieurs raisons. En effet, la Turquie constitue un allié considérable, elle fait notamment partie de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et abrite par ailleurs plusieurs bases militaires américaines, atout important particulièrement durant la guerre du Golfe. Si l’Allemagne a également mis du temps à reconnaître l’ampleur du génocide, c’est parce que l’Empire ottoman était un allié stratégique durant la Première Guerre mondiale mais aussi parce que plus de trois millions de Turcs vivent en Allemagne.
Enfin, si la Turquie paraît réticente à admettre ce génocide c’est d’une part parce qu’elle remettrait en cause les fondations de la Turquie moderne de Mustafa Kemal et d’autre part car il serait trop coûteux d’indemniser la population arménienne. En outre, le contexte géopolitique n’est pas favorable aux Arméniens. Se prononcer sur le sujet, c’est risquer une dégradation de ses relations avec Ankara. Avec presque 3 millions d’habitants, l’Arménie peut difficilement rivaliser avec la Turquie et ses 75 millions d’habitants. Néanmoins, force est de constater que la candidature turque à l’UE représente un tournant. En décembre 1999, l’Union Européenne (UE) a accordé à la Turquie le statut de pays candidat à l’adhésion; puis lorsque le parti de la justice et du développement (parti, entres autres, d’Erdogan) arrive au pouvoir, le tabou se fissure et des concessions sont faites. La parole a pu être libérée et une réflexion a pu être engagée. Effectivement, la societé civique a commencé à débattre la question de génocide. C’est ce que souligne Ali Kazancigil dans La Turquie face au génocide des Arméniens : de la négation à la reconnaissance ?. Il affirme qu’ “à partir de 2010, chaque 24 avril, des manifestations publiques de commémoration sont organisées dans plusieurs grandes villes, à l’initiative des organisations de la société civile, comme Dur De, Anatolie Culture, la Fondation Hrant Dink, l’Association turque des droits de l’homme, avec de plus en plus de participants au fil des ans, y compris des organisations arméniennes venues de plusieurs pays, exigeant du gouvernement la reconnaissance du génocide”.
Pour conclure, encore aujourd’hui, seulement vingt neuf pays ont reconnu ce génocide et l’état turc actuel refuse toujours l’utilisation de cette qualification. Les pressions politiques exercées par certaines puissances peuvent ainsi en partie expliquer pourquoi autant de pays paraissent réticents à reconnaître l’ampleur de ces massacres.
Source:
- https://www.francetvinfo.fr/monde/armenie/genocide-armenien/pourquoi-a-t-on-mis-tant-de-temps-a-reconnaitre-le-genoci de-armenien_876517.html
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