Illustration: OCHA/Giles Clarke – Fabiola, 22 ans, tient dans ses bras son enfant de 4 mois, Kensly, né dans cette tente.
L’histoire d’Haïti est celle d’un peuple résilient, mais aujourd’hui, c’est dans un état de quasi-abandon que la nation cherche, encore une fois, un chemin vers la stabilité. Plus de huit mois après la période dévastatrice de février dernier, mettant le pays à feu et à sang, une évolution significative aurait pu être envisageable : nombreux sont ceux qui espéraient une baisse de l’insécurité, une maîtrise des gangs, une aide humanitaire pour faire face à la crise dévastatrice… Et même, peut-être, des élections démocratiques. Pourtant, les espoirs d’avancées concrètes se sont vite dissipés. Depuis la démission d’Ariel Henry en avril 2024, les projets de redressement peinent à aboutir, un constat partagé par de nombreux experts, tels que le journaliste d’investigation Kim Ives, ou Jake Johnston du CEPR, qui parlent d’un échec manifeste.. Ils soulignent l’absence de progrès dans l’organisation d’élections démocratiques, et l’aggravation de l’insécurité dans le secteur de Port-au-Prince. Symbole de cet échec: l’instabilité politique constante. À titre d’exemple, lundi 11 novembre 2024, un nouveau premier ministre a été nommé, Alix Didier Fils-Aimé, investi à la suite de Garry Conille.
Haïti s’annonçait pourtant comme une république ayant un potentiel historique unique, en tant que première nation noire à se libérer de l’esclavage, portée par Toussaint Louverture en 1804. Selon Laurent Dubois, chercheur spécialiste de la question, il est même possible de qualifier les Haïtiens d’”Avengers”. L’indépendance du pays a été marquée dès le départ par des luttes acharnées pour préserver sa souveraineté face aux puissances coloniales hostiles. Mais l’îlot de résistance qu’elle représente a vite mené à un refus de reconnaissance diplomatique par de nombreux Etats, minant ses fondations économiques dès ses premiers pas. Entre la dette imposée par la France en 1825 – des réparations astronomiques en compensation de la perte d’autorité sur les esclaves, qui représentaient une “main d’œuvre gratuite” ; ou encore l’interventionnisme américain, en particulier à travers l’USAID, la libération n’a été que de courte durée. Fragilisé, Haïti a connu tout au long du 19e et 20e siècle une succession de régimes autoritaires, de dictatures violentes, et de coups d’État. Parmi eux, les dictatures de François Duvalier (“Papa Doc”), et de son fils Jean-Claude Duvalier (“Baby Doc”), qui ont dirigé le pays de 1957 à 1986, sont souvent citées comme des périodes d’extrême répression étatique, selon les travaux d’historiens comme Elizabeth Abbott. Sous leur régime, des milliers d’opposants ont été persécutés par des milices comme les Tontons Macoutes, et une corruption systémique a entraîné la chute des institutions publiques. Depuis 1986, Haïti a cherché à se reconstruire sous une forme démocratique, mais la fragilité des institutions, exacerbée par la pauvreté, a empêché une stabilisation durable, un héritage pesant encore aujourd’hui sur le pays.
Aujourd’hui, Haïti se trouve dans une crise politique prolongée, profondément enracinée dans des faiblesses institutionnelles exacerbées par les évènements récents. Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, le pays est plongé dans une situation de vide institutionnel, marqué par l’absence de président élu et par une classe politique profondément fragmentée, comme le souligne Pascal Drouhoud, spécialise de l’Amérique Latine. Ce vide est renforcé par l’échec répété des tentatives d’organiser des élections, laissant la population sans représentation légitime depuis 2016. Il est donc bien plus compliqué pour les autorités d’instaurer la confiance nécessaire pour redresser le pays.
Mais cette instabilité n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans le schéma historique de blocages systémiques, tels qu’on a pu le voir lors de crises politiques majeures comme celle suivant l’élection d’Aristide, en 2004, où les promesses de réformes ont souvent été anéanties par des coups d’État ou des ingérences multiples.
L’investiture du nouveau premier ministre, Alix Didier Fils-Aimé, le lundi 11 novembre 2024, ne survient qu’après cinq mois de pouvoir de Garry Conille; preuve de l’instabilité chronique au sommet de l’Etat. Ce renouvellement rapide des dirigeants, loin d’être une solution, aggrave la fragmentation politique et empêche la mise en place de réformes de fond. Crises politiques, socio-économiques ou humanitaires, aucun secteur ne semble épargné, le blocage politique alimentant le cercle vicieux. Selon Pascal Drouhoud, cette situation critique illustre “l’impossible sortie de crise” d’un pays où les failles politiques historiques continuent de peser sur le présent.
Dans ce vide politique, les groupes criminels, principalement les gangs armés, ont progressivement pris le contrôle de vastes territoires ces derniers mois. Selon les rapports récents des Nations Unies, ces gangs contrôlent aujourd’hui la majorité du pays, notamment à Port-au-Prince, où la violence est omniprésente. On estime à plus de 300 le nombre de gangs se disputant la capitale. Ces groupes ont instauré une forme de gouvernance parallèle, où ils imposent leur propre justice et extorquent les populations locales, sous peine de viols, de meurtres, d’enlèvements… L’État, de son côté, peine à réagir face à cette menace grandissante, l’insécurité généralisée paralysant les activités économiques et les services publics. Les groupes criminels ont notamment la main sur les secteurs stratégiques; ports, banques, aéroports… Un avion de ligne américain a par exemple été criblé de balles le lundi 11 novembre 2024. Leur puissance politique est telle qu’ils sont en capacité de défier le gouvernement, poussant le premier ministre Ariel Henry à la démission, en avril dernier, après avoir semé la désolation dans le pays.
Certes, la communauté internationale se mobilise pour faire face à cette violence extrême, comme on peut le voir actuellement avec la mission onusienne menée par le Kenya. Mais après six mois sur place, l’historien Robert Fatton ne constate qu’une chose : leur inefficacité désolante. Si l’aide humanitaire et le soutien international ont été essentiels après les catastrophes naturelles, comme l’ouragan Matthew en 2016, leur impact sur la stabilisation du pays reste limité face à l’ampleur des crises successives. Parmi les 10 milliards de dollars d’aide estimés par l’économiste Jake Johnston, une part significative a été mal orientée, ne soutenant pas le développement à long terme. La présence de l’ONU a parfois exacerbé les problèmes, notamment par l’introduction du choléra dans le pays en 2004 par les casques bleus. La plupart des programmes ont souvent manqué à répondre aux besoins réels, et la dépendance à l’aide extérieure a parfois contribué à affaiblir davantage les capacités locales de gouvernance. L’aide internationale, bien que nécessaire, est vue par Jean-Claude Bajeux, activiste haïtien, comme un pansement temporaire, incapable de traiter les racines profondes des crises haïtiennes.
L’économie haïtienne, déjà fragile, a été rendue encore plus vulnérable par la violence et l’instabilité politique. Haïti souffre de l’une des plus faibles croissances économiques du monde, et demeure l’Etat le plus pauvre d’Amérique latine et des Caraïbes. Selon un classement de l’ONU, en mars 2024, Il se trouve 158e sur 193 pays. L’inflation rapide, l’augmentation des prix alimentaires et la dévaluation de la gourde (la monnaie nationale) rendent la vie quotidienne insupportable. L’agriculture, secteur vital pour l’économie, est en déclin, ravagée par le séisme de 2010, et les importations de biens alimentaires deviennent de plus en plus difficiles à gérer. Les Haïtiens, accablés par cette spirale de pauvreté et de violence, sont confrontés à des conditions de vie insoutenables, plus de la moitié de la population étant au bord de la famine, selon l’ONU. Le gouvernement peine également à établir une politique durable et efficace. En effet, l’inaccessibilité des secteurs de la santé ou de l’éducation pousse la population à fuir le pays en quête de meilleures opportunités, tandis que d’autres se retrouvent coincés dans des bidonvilles. On estime à plus de 700 000 ceux qui ont fui la capitale ces 8 derniers mois, symptôme d’un pays en crise et illustration de l’impuissance de l’Etat.
L’avenir d’Haïti demeure ainsi incertain. Comme démontré par de nombreux chercheurs, la situation politique et sécuritaire s’aggrave chaque jour, laissant le pays dans un vide de pouvoir et une insécurité rampante, malgré les tentatives de soutien international. Les perspectives de rétablir l’ordre, de réanimer la démocratie, et de relancer l’économie sont minées par des obstacles systémiques et une gouvernance fragile.. Le regard du monde est désormais posé sur les épaules d’Alix Didier Fils-Aimé, qui porte à présent le poids des attentes tant nationales qu’internationales pour redresser le pays. Comme le soulignent divers experts, le temps n’est plus aux solutions temporaires, mais aux réformes les plus profondes, seule solution pour guérir une société malade jusqu’aux racines.
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