Elle avait dix-sept ans, un sourire rouge et blanc, un anneau à chaque oreille et toute la vie devant elle.
Des rêves audacieux s’amoncelaient dans le ciel bleu de son innocence ; elle pensait au lycée, aux amis, au ciné et aux vacances.
Les murs de sa chambre étaient tapissés de posters : des jeunes femmes actrices ou aventurières, libres et libérées, insoumises et révoltées, indépendantes jusqu’à la pointe de leurs cigarettes à la menthe.
Parfois, elle s’imaginait à leur place, fière et forte – presque comme la moutarde -, incendiant les planches et les cœurs, dénonçant les injustices et les malfaiteurs, engagée et enragée, belle et rebelle : une femme moderne, une femme mondaine !
En attendant, au coin des cafés parisiens, elle refaisait le monde avec les copains, sirotant à petites gorgées son café noir et sa jeunesse, collectionnant les petites histoires et les jolies promesses.
Elle se coiffait d’un béret, même en plein cœur de l’été. Elle aimait dire qu’il empêchait ses idées de s’envoler, de même que ses bottes cloutées lestaient ses pieds pour ne pas partir en voyage, quelque part dans les nuages.
Elle glissait de temps en temps une cigarette entre ses lèvres carmin. Elle avait pris cette habitude “pour faire bien”, expirant la fumée d’une manière étudiée, coulant des regards à des garçons plus âgés.
Alors, elle se sentait si bien une Vogue à la main, plongée dans des bouquins féministes en se croyant artiste, qu’elle aurait voulu arrêter le temps, et savourer à jamais le présent.
Entre deux chapitres, à travers la vitre, elle laissait courir son regard sur les passants du boulevard. Partout, elle croyait voir son reflet, dans les flaques d’essence ou de pluie, les rétroviseurs et les bottes en cuir. La rue, c’était l’allégorie de son esprit, animée et vivante, pressée et bruyante.
Dans le bleu de ses yeux : un océan de pensées, l’immensité des cieux et quelques vagues agitées. Parfois c’était la tempête, alors elle prenait une cigarette, et les flots déchaînés de ses tourments s’apaisaient plus rapidement. Le soleil revenait toujours se réfugier dans ses pupilles irisées.
Les notes d’une vieille ritournelle échappées d’un tourne-disque se mêlaient au tintement de la vaisselle et aux bavardages des touristes. Bercée par cette douce mélodie, elle se surprenait à quelques rêveries, griffonnait un bout de poème sur un petit carnet, quelques vers maladroits qu’elle ne relisait même pas. La vie l’inspirait dans sa fugacité. Elle essayait de saisir les instants éphémères, comme des papillons, et lorsqu’elle les capturait, elle écrivait ses impressions. Ces précieuses secondes dérobées au monde, figées dans leur envol et dans leur course folle, palpitaient à travers les pages et traverseraient les âges. Telle était sa vision du mot “rédaction”. Elle sentait vaguement que la vie était un sentiment, que la beauté n’existait que par procuration, que celle-là même était destinée à l’admiration ou à la disparition, que c’était pour cela qu’il fallait la protéger et la contempler avec respect. Sa poésie ressemblait à la vie, tour à tour tranchante et caressante. En quelques mots rimés, elle mettait l’univers à ses pieds. Et ça lui plaisait. Infiniment. Passionnément.
*
Elle a cinquante ans à présent, un sourire plus jaune que blanc, un anneau au quatrième doigt et ces rides qu’on appelle “pattes d’oie”.
Entre ses doigts, les mêmes Vogue qu’avant, seul le paquet est un peu différent. Plus de dessins colorés et de lignes épurées, mais un bandeau “Fumer tue”, ainsi qu’une photo crue : des poumons noircis, les mêmes que sur sa dernière radiographie.
Elle parcourt les titres des journaux, distraitement. Elle avale son café chaud, rapidement.
Parfois, elle joue avec son briquet, allumant des flammèches pour s’amuser, pensant au cancer qu’elle rêverait de brûler. Alors, une larme déborde de ses yeux et éteint le petit feu. Elle voudrait réécrire le passé, corriger son erreur, dire à la jeune fille qu’elle était que la cigarette n’est qu’un leurre.
Elle qui a voulu s’émanciper, être la femme idéale, secouer le monde avec sa poésie bancale.
Elle qui pensait respirer la liberté, s’est enivrée de son parfum de tabac, et a vu ses illusions partir en fumée, avec sa santé qui ne reviendra pas.
Elle qui, en recherchant l’indépendance, s’est retrouvée esclave de ses apparences.
Alors elle reprend une cigarette. Juste une. Pour apaiser son chagrin.
Le tabac la fait tousser, mais son esprit se sent mieux.
Certains vices peuvent être délicieux.
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