Depuis le 19 mars 2025, la Turquie est secouée par une série d’incidents faisant la une des médias nationaux et internationaux. Des manifestations se sont multipliées à travers le pays, parfois pacifiques, mais souvent marquées par la violence.
La plupart des médias ont présenté ces événements comme s’ils étaient uniquement déclenchés par l’annulation du diplôme du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, entraînant son incarcération quelques jours plus tard. Or, celle-ci n’était que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, s’ajoutant à une série de violations des droits humains en cours depuis longtemps, notamment en matière de liberté d’expression et d’opinion.
Qui est Imamoglu, la figure centrale à l’origine des manifestations ?
Occupant le poste de maire d’Istanbul depuis les élections de 2019, Ekrem Imamoglu est membre du Parti républicain du peuple (CHP), le plus grand parti d’opposition au gouvernement dans le parlement monocaméral de la république de Turquie. Réélu en mars 2024 lors des élections locales avec une majorité remarquable, Imamoglu n’était pas uniquement apprécié par les citoyens séculaires de la population; il a aussi su faire appel aux segments plus conservateurs, par sa rhétorique à la terminologie religieuse.
En tant que maire d’Istanbul, il a mené à bien des centaines de projets de restauration, permettant la réouverture au public de bâtiments historiques dégradés, en les reconvertissant en espaces culturels tels que des expositions artistiques, des bibliothèques et des musées. Son initiative d’ouvrir des restaurants populaires, proposant un menu complet de quatre plats au prix symbolique d’un euro (40 TL), lui a par exemple valu l’admiration de nombreuses personnes qui ne le soutenaient pas forcément sur le plan politique auparavant.
Ces initiatives sociales ont été couplées avec des projets d’infrastructures divers et variés. Parmi ceux-ci, figure l’ouverture de nouvelles lignes de métro, la restauration des avenues et des places publiques afin de faire face à la population toujours croissante d’Istanbul.
De nombreux jeunes ont critiqué le rythme lent de certains projets de construction, souvent loin d’être achevés et perturbant le quotidien en bloquant l’accès à des espaces publics. Pourtant, il me semble que ces critiques révèlent un problème bien plus profond, à savoir les flux migratoires massifs, difficiles à contrôler, qui influencent fortement la dynamique urbaine. Cette pression démographique, sans être directement liée à la gestion des projets de construction, complique tout de même leur mise en œuvre en accentuant les besoins en infrastructures et en modifiant les priorités urbaines.
Le fil conducteur des manifestations : des pratiques « hors-la-loi »
À la mi-mars 2025, Ekrem Imamoglu était sur le point d’être officiellement désigné comme candidat à la présidentielle de 2028 par le biais des primaires du CHP (Parti républicain du peuple). Cependant, son ascension politique rapide a été perçue comme une menace directe par le gouvernement, lequel a rapidement mobilisé des moyens détournés afin de l’empêcher, d’apparence « légitime », mais en réalité motivés par un agenda purement politique.
La première mesure controversée a été l’invalidation de son diplôme par l’Université d’Istanbul, sous prétexte de nullité et d’un transfert universitaire prétendument entaché de corruption, rendant ainsi Imamoglu inéligible à la présidentielle. Pourtant, sur le plan législatif, cette décision ne repose sur aucune base légale solide, puisqu’une telle invalidation exige impérativement l’approbation préalable du Conseil de l’enseignement supérieur (abrégé YÖK en turc).
Selon le public, cette décision sonne comme un coup à la démocratie; le maire sélectionné par leur scrutin ayant été destitué sans raison légale justifiée. En vue de cette large contestation, le CHP a immédiatement commencé à organiser des rassemblements quotidiens à Saraçhane, cherchant à mobiliser un large front de citoyens contre les agissements illégitimes du gouvernement. L’annonce de l’incarcération d’Imamoglu a davantage attisé les tensions, intensifiant les manifestations à travers toute la Turquie. Cette colère collective s’est rapidement traduite par des appels au boycott national, visant particulièrement les entreprises proches du pouvoir. Les boycotts concernent autant les chaînes de cafés, de prêt-à-porter et les supermarchés que les médias télévisés, mais également des personnalités publiques et des influenceurs accusés d’être restés silencieux, alors même que les manifestations gagnent chaque jour en ampleur et en intensité.
Les arrestations : l’arme primaire du gouvernement
Par ailleurs, la multiplication des arrestations est de plus en plus inquiétante. Ce sont d’abord des élus municipaux et des responsables politiques qui sont arrêtés et accusés de corruption et d’association avec des organisations terroristes. Toutefois, la portée des accusations a été significativement élargie, résultant en incarcérations de personnalités publiques, des journalistes d’opposition connus, des intellectuels exprimant leurs opinions sur l’actualité dans les médias, voire des étudiants qui participent aux manifestations dans les rues.
Le 26 mars 2025, 1879 personnes étaient en détention, et ce nombre n’a de cesse d’augmenter à force de nouvelles arrestations de jours en jours. La gravité du tableau réside aussi dans l’effet que ces arrestations injustifiées ont sur le public. Elles enflamment en effet les foules et poussent à des rassemblements collectifs de plus en plus importants.
Désormais, les manifestations se sont répandues partout en Turquie, mais aussi à l’etranger, notamment dans de nombreuses villes européennes où la population turque est nombreuse. Les mouvements étudiants issus de toutes les universités du pays sont unis derrière une même revendication : un retour aux principes démocratiques et à une juridiction impartiale. La plupart des universités turques n’assurent plus leurs cours, les étudiants ayant collectivement décidé de boycotter les salles de classe pour condamner le silence complice de leurs administrations universitaires.
Dans ce contexte, le rôle joué par les réseaux sociaux est indéniable. Qu’il s’agisse de la diffusion instantanée d’informations importantes ou de l’annonce rapide des lieux de rassemblement, les jeunes restent constamment connectés entre eux. Ces liens étroits facilitent d’une part la coordination des mobilisations à grande échelle, mais exercent aussi une pression sans précédent sur les personnalités politiques et publiques, désormais placées sous la surveillance permanente du public. A l’heure actuelle, des vidéos, témoignant de violences policières et des mesures répressives prises contre les manifestants comme l’utilisation de gaz lacrymogène et des balles en plastique, circulent partout, fragmentant davantage la société turque et nourrissant une hostilité croissante envers les forces de l’ordre.
Après avoir évalué les caractéristiques de ces manifestations, plusieurs journalistes ont perçu cette mobilisation comme une continuité des manifestations de Gezi en 2013, lesquelles s’opposaient à un projet gouvernemental visant à détruire un parc public. Toutefois, à mesure que les manifestations prennent de l’ampleur, de telles comparaisons sont progressivement remplacées par la reconnaissance du caractère inédit et sans précédent de la contestation actuelle.
Quelles perspectives pour l’avenir ? L’impact potentiel des manifestations
Toute la population turque est à la fois choquée et angoissée par ces événements. Cependant, l’unité du peuple et cet esprit de solidarité nous redonnent espoir. En effet, nous étions tellement habitués à voir la population clivée que cette vague d’unité populaire est une agréable surprise. Toute la jeunesse, mais aussi la majorité de la société, semblent véritablement en avoir « ras le bol » de la situation politique actuelle et du manque de perspectives d’amélioration. Afin de solidifier le soutien du peuple, dimanche dernier, le 23 mars, le CHP (Parti républicain du peuple) a organisé un scrutin dans 81 provinces du pays, avec la participation d’environ 15 millions de citoyens. Le 27 mars, à l’issue de leur réunion parlementaire, le président du CHP, Özgür Özel, a annoncé la candidature d’Imamoglu aux prochaines élections présidentielles en Turquie. Malgré les entraves croissantes, l’opposition ne semble pas prête à renoncer.
Loin de mon pays, mon cœur bat chaque jour pour mes amis, mes proches, et pour tous les citoyens turcs qui réclament la démocratie. Où qu’on soit, je sais qu’on partage un espoir commun, le même mantra: « Tout ira pour le mieux. »
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