Je suis étudiant en Bachelor of Art and Sciences, en première année. En plus de la rentrée solennelle du jeudi 29 août 2024, nous avons eu une rentrée spécifique au double diplôme le matin même. À cette occasion, il nous a été dit: “cette après-midi, Sciences Po vous dira que vous êtes entrés dans l’élite. La réalité est qu’il s’agit d’une élite en perdition.” Les évènements de ces derniers mois illustrent le concept.
Pour gérer le monde, l’humanité a besoin de grands systèmes d’organisation de la société. Depuis le XIXème siècle, trois grandes théories ont été expérimentées : le libéralisme, le communisme et le fascisme. Mais alors que la fin du XXème siècle semblait annoncer la victoire du libéralisme, celui-ci semble faillir, voire s’effondrer en ce moment-même.
Le libéralisme, au sens de démocratie libérale, a été introduit en France avec la IIIème République, en 1871. Sciences Po a été fondé un an plus tard, en 1872. Le but de l’école est clair : former les élites libérales, c’est-à-dire les gouvernants de la société, chargés de maintenir l’ordre libéral établi. L’histoire de l’institution suit celle du libéralisme : l’école est partiellement nationalisée en 1945, alors que l’État-providence et l’interventionnisme keynésien transforment le libéralisme. Ensuite, l’établissement se renforce et s’internationalise à partir de 1996, par la création de l’année à l’étranger et des premiers partenariats avec les universités étrangères; moment qui correspond à la “victoire” du libéralisme sur le bloc communiste en 1991.
Aujourd’hui, le libéralisme semble être en grande difficulté. Les démocraties libérales perdent du terrain face à un nouveau modèle, autoritaire, néo-impérialiste, représenté par Xi Jinping, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan ou Donald Trump. Ainsi, selon moi, la perdition des élites libérales peut se lire dans l’institution même de Sciences Po. Pendant une grande partie de son histoire, Sciences Po constituait un ensemble uni. La symbiose entre administration et étudiants a culminé sous le mandat de Richard Descoings, entre 1996 et 2012. Sa mort laisse une certaine instabilité, cependant il y a presque deux ans, l’ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Paris Mathias Vicherat bénéficie d’une certaine popularité chez la plupart des étudiants. Un changement s’amorce avec son implication dans une affaire de violences conjugales, et avec l’arrivée de Luis Vassy. Ce dernier, nommé nouveau directeur de Sciences Po en octobre 2024, serait, selon certains, missionné de rétablir l’autorité à Sciences Po, tel un envoyé défendant les intérêts politiques et médiatiques du gouvernement plutôt que ceux des “Sciences Pistes”, à l’image de l’interdiction d’une conférence de Rima Hassan pour éviter les débordements. Si d’autres voient dans ses visites aux campus un acte de dialogue, la situation actuelle reste celle d’une défiance prononcée et d’une opposition entre l’administration d’un côté, une partie des étudiants de l’autre. Une telle défiance était visible lors de la visite du campus de Reims avec des échanges tendus entre Luis Vassy et certains étudiants présents, puis plus récemment avec la mobilisation des forces de l’ordre pour démanteler les blocus du mois de mars 2025.
Ce changement brutal de direction se retrouve dans un processus d’admission complètement changé. La question sur l’engagement associatif a été supprimée, en revanche s’est ajoutée celle-ci : “L’excellence académique est au cœur du projet de Sciences Po : avez-vous le goût de l’effort ?”. Ces changements relèvent, selon moi, d’une double volonté de l’administration Vassy. D’une part, afficher devant les médias et les politiques la volonté de rétablir l’autorité. D’autre part, changer le profil des étudiants : exit les “Sciences Pistes” engagés pour changer le monde, il faudrait des bureaucrates travailleurs et impartiaux sur le plan politique. Mais un changement si brutal remet en question l’identité de l’institution.
Selon moi, il ne s’agit pas d’une simple parenthèse instable; mais du début d’un déclin. En effet, les turbulences rencontrées par Sciences Po s’inscrivent dans un contexte plus large de recul du libéralisme mondial. Si le libéralisme s’efface, à quoi sert une école dont le but est de former les élites libérales ?
Les élites libérales en question sont, selon moi, en train de se faire phagocyter par une nouvelle idéologie, une mouvance populiste, nationaliste, voire impérialiste et autoritaire. Le meilleur exemple est celui de la défaite de Kamala Harris face à Donald Trump. Ce dernier, en 2024, encore plus qu’en 2016, n’est pas l’incarnation d’un simple retour épisodique du “America first”, déjà vu chez Warren G. Harding vers 1920. C’est au contraire un basculement. Le parti républicain, qui domine tous les pouvoirs, est noyauté autour de la personne de Trump, et le clivage inhérent à la démocratie représentative et au scrutin uninominal est poussé à l’extrême. Les attaques à la constitution sont permanentes, promettant notamment aux évangélistes «Dans quatre ans, vous n’aurez plus à voter». Un futur autoritaire, qui, selon moi, n’est pas à exclure.
Sur les campus de Sciences Po ou de l’autre côté de l’Atlantique, des signaux nous alertent du déclin du libéralisme. Ce déclin est, d’après moi, la conséquence d’une incapacité des élites libérales à relever des défis majeurs.
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