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72. Tel est le nombre de drapeaux français que j’ai comptés dans le centre ville de la sympathique bourgade de Fréjus, 50 000 habitants, en une semaine de vacances. Sur la Côte d’Azur française, le bleu, le blanc et le rouge sont partout, tant dans les cafés que fixés au mât des bateaux. Et moi-même, quoiqu’étant l’insupportable caricature de celle qui vous demandera « Quel est l’intérêt de 22 multimillionnaires courant bêtement derrière un ballon ? », je me suis trouvée prise dans la fièvre de cette Coupe du Monde, au point de mourir de soif à chaque match après avoir remarqué que l’équipe adverse marquait toujours quand je quittais la pièce pour prendre un verre d’eau ; au point d’hésiter à ne plus parler à un ami après qu’il m’ait clairement dit n’en avoir rien à faire de la petite finale.

Il y a voilà un mois, j’avais assisté à une conférence atypique, à Sciences Po. Olivier Corbobesse, ancien élève de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse, professeur de sciences sociales à l’Université Toulouse 1, et joueur et entraîneur amateur de football, se proposait d’aider à ‘comprendre le monde par le football’. Son coup d’envoi a consisté en une liste non exhaustive des domaines auxquels le football est intimement lié : la géopolitique, mais aussi l’art, la linguistique, l’histoire, la géographie… J’ai ainsi appris que la première visite d’un président turc en Arménie indépendante avait eu lieu à l’occasion d’un match de qualification pour la Coupe du Monde 2010 ; qu’une confrontation entre le Honduras et El Salvador avait ouvert la voie à l’ainsi nommée ‘Guerre du football’ en 1969 ; ou encore, que l’affiche de la Coupe du Monde 1982, réalisée par Miró, avait inspiré celle de l’office du tourisme espagnol. Géopolitique, histoire, art : le lien entre football et culture n’était donc pas… simulé.

Olivier Corbobesse en a même tiré un livre, “Culture générale football club”, publié aux éditions Chistera, et que cette Coupe du Monde donne une excellente occasion de découvrir. À quelques jours de la finale certainement la plus attendue en France depuis 1998, il a accepté de répondre à nos questions…

CI : Qu’est-ce qui vous a mené vers ce sport et comment est-il à ce point devenu important dans votre vie ?

OC : Je suis arrivé au football comme beaucoup d’amateurs : en jouant enfant dans mon quartier et dans un club dès l’âge de six ans. Mais plus original est le fait que j’ai rapidement pu appréhender ce sport dans un contexte international. Lors de séjours linguistiques au collège comme au lycée, la meilleure socialisation avec les élèves locaux se déroulait autour d’un ballon ou lors de discussions passionnées sur le football. Les matchs de Coupes d’Europe, ainsi que les confrontations entre sélections nationales, ont également éveillé ma curiosité : d’où viennent les noms si originaux des clubs comme l’Ajax d’Amsterdam ? Pourquoi tant de grandes équipes anglaises jouent-elles en rouge ?

Dans la tête du supporter moyen, entre football et culture il y a tout un monde. Comment ce pari risqué de faire tout un livre sur leur lien est-il né ?

Tout part d’un jeu entre amis, qui consiste à poser une question culturofootballistique (sic) tous les lundis. Au bout de plusieurs années de vie de ce quizz bon enfant, le nombre d’anecdotes, recueillies au travers de lectures ou encore de voyages, devenait tel que l’idée de rédiger un livre me fut suggérée. Tous les ingrédients étaient réunis pour élaborer un véritable manuel de culture générale. Alternatif voire complètement décalé certes, mais avec suffisamment de matière pour parler littérature, sciences, histoire, économie et même musique. Comme en football, la réussite a été permise par des coups du destin, puisque j’ai pu trouver une maison d’édition ouverte et innovante, Chistera, qui venait d’être fondée, spécialisée dans les idées du sport.

Pensez-vous que ce livre pourrait contribuer à réhabiliter ce sport souvent décrié ?

C’est un de ses objectifs ! Le football porte des enjeux forts, de type géopolitique et économique (ce qui est assez connu), mais se retrouve aussi dans des domaines insoupçonnés, comme la linguistique, la littérature ou la peinture.

Le livre n’est cependant pas dans le déni des dérives du football moderne, qui sont bien réelles. Mais même ces aspects négatifs méritent d’être analysés avec une véritable profondeur. Le livre tente ainsi d’expliquer les ressorts sociologiques et anthropologiques du hooliganisme, qui touche également des personnes pourtant socialement bien intégrées. Parmi les autres dérives du football figurent sa financiarisation et les masses d’argent qu’il génère. Et bien même sur ce point, les tendances de fond en football nous disent beaucoup sur l’économie en général. J’en veux pour preuve que le ballon rond est un enjeu majeur de ce qu’on appelle désormais “la Chinafrique”. L’Empire du Milieu construit les grands stades africains, avec en retour un accès privilégié aux matières premières de ce continent. Vraiment, le football permet de mieux comprendre le monde. C’est la thèse assumée de l’ouvrage.

Qu’est-ce qu’un fidèle supporter de foot est-il susceptible de savoir sur le monde, sa géographie, son histoire, que personne d’autre ne saurait ?

Il a un avantage certain en matière de géographie, puisqu’il connaît par exemple les Iles Feroë ou Saint-Marin, qui ont des sélections affiliées à la Fifa. Il sait aussi situer un nombre impressionnant de petites villes sur la carte de France : Sochaux, Sedan, Guingamp… et même le village de Luzenac !

Mais l’amateur de foot est aussi mieux préparé pour saisir certains enjeux identitaires comme la crise catalane, le FC Barcelone étant le porte-drapeau ou au moins le réceptacle de la cause indépendantiste. De même, le supporteur est au fait des tensions socio-religieuses en Ecosse et en Irlande du nord, à travers notamment le derby de Glasgow entre le Celtic à tendance catholique et les Rangers à coloration protestante.

Quels ont été pour vous, l’équipe la plus surprenante, le meilleur moment et le joueur coup de cœur de cette Coupe du Monde ?

Pour l’équipe la plus surprenante, comment ne pas citer la Croatie, pays de seulement 4 millions d’habitants qui était arrivé derrière l’Islande en éliminatoires (ndlr : la Croatie affrontera la France en finale dimanche à 17h, heure française. On ne peut qu’espérer qu’elle aura cessé d’être ‘surprenante’ à ce moment-là) ?

Le meilleur moment que j’ai vécu serait résumé en une image : celle des remplaçants de l’équipe de France qui pénètrent sur le terrain en plein match contre l’Argentine pour aller communier avec les buteurs. Mais un souvenir plus lointain me vient à l’esprit : celui des explosions de joie dans l’Iran en crise, avec même une exceptionnelle ouverture aux femmes des “fan zones” du pays.

Mon chouchou est depuis longtemps Raphaël Varane, qui, par son sens du placement et ses analyses lumineuses de situations pourtant urgentes à son poste, illustre parfaitement l’idée selon laquelle on peut être à la fois footballeur et intelligent, ou plutôt qu’on ne peut pas être un bon joueur sans être intelligent ! Mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un coup de cœur, puisque je ne suis pas étonné par ses prestations monstrueuses dans cette Coupe du monde.

Je ferais donc une réponse plus originale, en citant Andreas Granqvist. Avec sa barbe et sa combativité, ce vaillant défenseur suédois incarne l’archétype de l’übersexuel. Le chapitre “sociologie” de Culture Générale Football Club reprend d’ailleurs, à travers quelques footballeurs emblématiques, et de manière ludique, la distinction contemporaine entre übersexuels et metrosexuels.

Pour la troisième fois de son histoire, 20 ans après la victoire de 1998, la France est en finale ! Un pronostic pour dimanche ?

J’ai pour péché mignon de faire coïncider mes pronostics et mes souhaits. Je dirais donc la France ! C’est ce que j’avais pronostiqué (par écrit !) avant le tournoi, avec la condition que Hugo Lloris sorte d’excellentes prestations, ce qui est le cas pour l’instant, à mon grand bonheur.

Quelles seront selon vous les répercussions, notamment identitaires, de cette performance de l’équipe de France sur le pays ?

La tentation dans ce type de moment est de tirer des conclusions trop hâtives, comme l’ont fait de nombreux intellectuels et éditorialistes après le succès de 1998. Si le discours sur la France black-blanc-beur de l’époque aurait selon moi mérité d’être au moins relativisé, je vous avoue avoir pris également beaucoup de distance avec le débat ouvert lors de la crise des Bleus au Mondial 2010. Un des enjeux de mon ouvrage est aussi d’apporter des regards nouveaux sur la question du communautarisme en football et du rapport du pays à son équipe et son identité nationales.

L’analyse des répercussions du tournoi me semble plus pertinente à mener dans un Etat comme la Belgique, où la sélection nationale reste un des derniers ciments de l’unité du pays.

Si vous aviez à ajouter au livre une anecdote concernant cette Coupe du Monde ?

J’ai appris beaucoup de choses pendant ce tournoi, par exemple que le Danemark avait deux hymnes !

Mais je parlerais plutôt des célébrations des deux buteurs suisses contre la Serbie. D’origine kosovare, Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri ont chacun fêté leur but en mimant un aigle, animal figurant sur le drapeau albanais et symbolisant le projet de Grande Albanie, qui vise à regrouper au sein d’un même pays tous les albanais des Balkans. Il s’agissait clairement d’un pied de nez aux supporteurs serbes qui les sifflaient, le Kosovo étant une ancienne province serbe peuplée majoritairement d’habitants d’ascendance albanaise. En 2014 déjà, des incidents avaient éclaté à Belgrade lorsque, à l’occasion d’un match Serbie-Albanie, un drone avait survolé le stade avec le drapeau de la Grande Albanie.

Drapeau de l’Albanie.

Je persiste et signe : le football permet de mieux comprendre le monde.

‘Culture générale football club’ d’Olivier Corbobesse, paru le 24 avril 2018 aux Editions Chistera, est disponible au prix de 15€90

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Camille Ibos

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