Les pierres rouges de mon balcon sont chaudes, bercées par le soleil de Mars. C’est la saison des parties de cache-cache avec Hélios, et tout grain de chaleur est bienvenu: dès le premier rayon, je cours ouvrir une fenêtre pour le sentir sur ma peau.
En ces temps de confinement, on laisse nos pensées vagabonder, entre deux heures de cours les yeux fixés sur un écran, alors que la pauvre professeure de statistiques ne comprend pas comment mais « COMMENT ON PARTAGE L’ÉCRAN? VOUS M’ENTENDEZ? C’EST UN PROBLÈME LA WIFI NE MARCHE PAS! »
Ordinateur fermé, posé sur un banc au bout de mon balcon, le son des feuilles rougissantes près de mes oreilles, je me surprend à penser à la Grèce. À la mer bleue. Au sable chaud. Aux rues pavées et aux vieilles yiayias (vieilles dames) qui regardent les passants depuis le palier de leur maison.
Si je ferme les yeux et laisse les bras tentaculaires du soleil m’enlacer, j’arrive presque à y être, dans ce village grec, là, en train de marcher, ou plutôt de vagabonder.
Les villages grecs, on y vagabonde. On ne s’y rend pas avec un but en tête, et si c’est le cas, alors on ne marche pas: on prend sa voiture, on la remplie de produits du supermarché local, et on s’en va. Mais « aller faire les courses parce que voilà, le potager n’est pas super efficace on ne pourra pas s’en nourrir, et je crois que ton frère essaye d’y faire pousser de la fumette, tu vois », ce n’est pas la même chose que « Viens, on va marcher au village. »
Aller marcher au village, c’est tout d’abord garer sa voiture dans un parking un peu à l’extérieur. On ne veut pas rentrer dans le village avec la voiture, sinon ça gâcherait toute l’expérience: on doit rentrer dans le village à pied, et en ressortir à pied.
Il faut longer le port, et voir devant soi se développer un diptyque: à gauche, tableau de la mer, paisible, parsemée de bateaux de pêcheurs et des voiliers des marins estivaux, le sel de la mer qui brille et l’odeur du poisson. À droite, les restaurants à l’italienne, terrasses ouvertes sur la seule avenue, communément appelée « 5TH Avenue », les bruits des voitures et des bicyclettes, l’odeur des fruits frais.
En guise de porte , cette petite cité à deux cafés qui se font face. Les papou (grand-pères) se prélassent à l’ombre, la peau creusé et bruni, les sourcils froncés, et tirent sur leurs cigarettes, et pour les plus ambitieux, leurs cigarillos. Si l’heure du déjeuner est passé, ils ont souvent à bout de bras un raki ou un ouzo, petites taches blanches dans leurs verres déjà à moitié vides.
En avançant dans l’avenue, on croise les touristes éphémères, arrivés de l’île d’à côté pour la journée. On les reconnaît souvent à leurs coups de soleil proéminents et leur fascination devant les plus petites choses: « On dirait comme sur les photos! ». On croise aussi les habitués, venue pour la saison, souvent habillés en blanc, qui avancent sur l’avenue, le vent portant leurs vêtements, véritables voiles de bateaux. Il salue les vendeurs locaux d’un « Kalimera », serre la main du traiteur et commande leur pain dans un grec approximatif.
Sur cette avenue, à l’aube, les jeunes de l’île se promènent, encore éméchés de la veille, les bras lourds et le corps courbés, le regard plein d’étoiles. La boîte de nuit la plus proche ferme ses portes à huit heures du matin, juste à temps pour le petit déjeuner. Les groupes d’amis déambulent dans la seule boulangerie ouverte 24h sur 24 pour s’acheter un frappé, un expresso ou un yaourt grec, local. Ils se croisent, se saluent, rient de leurs moments passés ensemble, s’endorment sur leur chaises, fument leur dernière cigarette. Parfois, on peut apercevoir une fille et un garçon assis sur les marches de l’église, près du quartier du « château », enlacés, l’esquisse d’un sourire amoureux sur le visage.
Alors que tous s’apprêtent à rentrer chez eux pour profiter d’une bonne journée de sommeil, qui se terminera par un « Il est 19h! Tu te fous de moi? Et le soleil, tu l’as vu aujourd’hui ? Comment ça tu ressors ce soir? », le village, lui, se réveille. Les bougainvilliers s’étirent, le chat allongé sur la terrasse de la boulangerie ouvre un oeil, les yiayias sortent une chaise de leur cuisine pour se poser sur leur balcon, les restaurateurs déplient les tables, sur la plage, les matinaux s’attellent à leurs exercices de natation.
Sur mon balcon, moi, j’ouvre les yeux.
Le soleil de Mars est resté, pour une fois, en bon compagnon. Peut-être lui aussi s’imagine t’il dans ce petit village grec, à vagabonder.
Alors, pour que l’on se rappelle tous les deux, je cherche sur mon téléphone la chanson de Johan Papaconstantino: Les Mots Bleus.
Et je m’imagine bleu, petit village grec.
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