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Comme l’écrivait Novalis, « non seulement l’Angleterre, mais tout Anglais est une île ». Jonathan Coe illustre parfaitement l’exception britannique dans son dernier roman Le Cœur de l’Angleterre. Si l’ouvrage a attiré mon attention dans les étagères de la librairie, c’est d’abord parce qu’il s’agit de la conclusion des pérégrinations de la famille Trotter, commencées dans le Birmingham des années Thatcher avec Bienvenue au Club et poursuivies ensuite au début du nouveau millénaire dans Le Cercle fermé. Cependant, le projet de Jonathan Coe a une visée tellement plus large que le plaisir de retrouver des personnages bien connus en devient secondaire. En effet, la lecture des deux tomes précédents est loin d’être indispensable à la compréhension des enjeux du roman; elle apporte seulement un intérêt supplémentaire. Jonathan Coe n’avait d’ailleurs pas prévu de suite pour cette saga, l’idée lui étant venue à la suite du référendum sur le Brexit en juin 2016.

Si l’ouvrage commence en 2010 et se termine en 2018, ce dernier est principalement structuré autour des enjeux du Brexit en tant que catalyseur des tensions traversant la société britannique. Habitué des fresques sociales, familiales et satiriques depuis l’excellent Testament à l’Anglaise (que je vous recommande chaudement, par ailleurs), Le Cœur de l’Angleterre ne déroge pas à la règle. A travers des protagonistes déchirés et des portraits caustiques, l’auteur parvient à saisir certaines tendances, des phénomènes socio-politiques pouvant expliquer le douloureux et rocambolesque divorce de la perfide Albion avec le reste de l’Europe finalement scellé il y a quelques semaines. Le lecteur suivra principalement les parcours de Benjamin, écrivain raté, son père Colin et sa nièce Sophie.

Avec “Le Coeur de L’Angleterre,” Jonathan Coe réussit un tour de force impressionnant, celui de livrer une analyse quasi-sociologique de l’Angleterre des années 2010 tout en usant d’une subjectivité narrative propre à la littérature. Chaque personnage représente ainsi une tendance, une idée ou une situation à la manière d’un archétype. Par exemple, Colin Trotter, un retraité ancien employé dans l’industrie automobile contemple, impuissant, la délocalisation de son usine et les changements toujours plus rapides et radicaux au sein de son pays dont il a l’impression qu’il n’a jamais été aussi déchiré. De la même manière, Coe décrit certains courants de pensée qui traversent une partie de la société britannique. A cet égard, le rôle de la notion de « politiquement correct » est particulièrement intéressant. En effet, un nombre non négligeable des personnages, surtout des personnes âgées ou peu éduquées, est persuadé que tous les médias et les hommes politiques s’expriment de manière édulcorée sous la contrainte du couperet du « politiquement correct » qui nuirait grandement au débat démocratique en réduisant drastiquement la liberté d’expression. Jonathan Coe saisit également parfaitement les dissensions existant entre les Anglais lorsqu’il évoque la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Londres en 2012 : si chacun est époustouflé par cette dernière, ils y lisent tous une vision différente de l’Angleterre, entre histoire glorieuse, culture populaire et progressisme.

Jonathan Coe promène son regard sur la société anglaise dans un souci d’objectivité constant nécessaire à la dimension sociologique du roman. Bien que ce dernier se décrive comme un « européen convaincu » qui regrette grandement le choix de ses compatriotes au moment du référendum, il expose des arguments allant dans les deux sens et il présente tous ses personnages sous un jour peu flatteur. Sophie Trotter, l’un des personnages principaux, ne fait pas exception. Professeure d’université, électrice travailliste et progressiste, elle sera accusée dans le cadre de ses fonctions d’avoir commis une « énorme micro-aggression ». Cet oxymore exprime toute l’ironie de la situation et l’incompréhension des plus de 30 ans face à l’émergence d’une nouvelle forme de militantisme radical amplifiée par les réseaux sociaux. Coe expose également l’incompétence et la déconnexion des élites politiques représentées par Nigel, conseiller de David Cameron, qui était persuadé que les gens parlaient du « Brixit » pour évoquer la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union Européenne.

Au-delà de l’aspect politique, Jonathan Coe est parvenu à produire un roman profondément drôle même si le rire est souvent amer, à l’instar du moment de l’épiphanie de  Benjamin Trotter apprend que l’œuvre de cinq mille pages à laquelle il a consacré sa vie est absolument ennuyeuse et illisible.

La principale faiblesse de ce livre constitue toutefois également la raison qui m’a poussé à le lire ; en l’incluant dans une saga, Jonathan Coe a sensiblement réduit sa portée. S’il est largement possible d’apprécier le roman sans avoir lu les précédents, certains passages peuvent se révéler ennuyeux voire sans intérêt pour le lecteur non averti. Cela est vraiment regrettable, d’autant plus que les trente premières pages de l’œuvre contiennent de nombreuses références aux tomes précédents, pouvant potentiellement en décourager certains alors que la suite se révèle beaucoup plus abordable. D’autre part, si la nature archétypale des personnages est à la fois une caractéristique essentielle du genre romanesque et un formidable outil en ce qui concerne la représentation de la société anglaise, cette dernière est parfois poussée à l’extrême, à tel point que certaines décisions des personnages deviennent franchement irréalistes. A cet égard, il paraît pertinent d’évoquer la réaction de Ian, le petit ami de Sophie, qui en viendrait presque à adhérer à la théorie du Grand Remplacement car une collègue pakistanaise obtient une promotion à ses dépens. Enfin, une partie important du récit se déroule en France et cette dernière relève presque de la caricature fleur bleue. La France est décrite comme une terre idyllique de quiétude ensoleillée opposée à la grisaille torturée omniprésente outre Manche.

Jonathan Coe brosse ainsi avec brio un portrait au vitriol d’une société britannique au bord de l’explosion, une société qui se polarise violemment autour de la question du Brexit. Ce débat pénètre chaque foyer, brise des couples et détruit des familles. A travers ce roman, c’est avec une ironie féroce que Coe renvoie dos à dos ces deux Angleterre apparemment irréconciliables.

 

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Antonin Decrulle

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