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La page blanche, tout le monde sait ce que c’est. Des philosophes aux lyricistes, chacun la craint. La page blanche, c’est ce vide intérieur qui imprègne la feuille par ce qu’il a de puissant : le vide. Devant une page blanche, je me sens démunie, inutile et surtout très superficielle. Comme si la vie en moi n’était pas assez passionnée pour animer mes doigts et faire danser les mots au bout du stylo. Comme si mon corps était incapable de fournir à la source de mes pensées les flux inspirants qui l’alimentent d’ordinaire.

La page blanche, c’est la peur. C’est l’échec. La page blanche c’est l’allégorie de la stérilité. Parce qu’être fertile, c’est tout ce qu’on attend de nous ; on veut nous voir travailler, produire, enfanter. Sans rendement, nous sommes vains. Chez les animaux, l’infécondité est punie de mort : pourquoi garder en vie un être qui ne nous rapportera rien ? A partir duquel ne peut être fait aucun bénéfice ? Puisqu’on ne peut donner de soi, mais qu’on prend des autres, on n’est plus simplement superflu, on devient néfaste. L’infertilité, c’est l’impuissance. C’est la sécheresse. Biologiquement, symboliquement, tout se tarit puisque rien ne pousse. C’est le gouffre auquel tous essayent d’échapper. L’arrêt du développement, de l’évolution. La fin de tout.

La page blanche, c’est aussi le vertige. La remise en question. La fleur qui grandit en nous s’est-elle fanée ? N’a-t-elle donc plus de pétale à déposer sur le papier ? La décrépitude qui envahit nos mains immobiles gagne-t-elle peu à peu notre esprit ? Une chape de plomb s’abat sur nos épaules et la lassitude se glisse dans chaque interstice que le manque de confiance laisse saillant. Nos membres expirés retombent mollement de côté et notre tête balance vers l’arrière. Cette tension dans la nuque ne part pas malgré les massages et les plis incongrus qu’ont lui fait prendre. C’est un désespoir sourd que nous revêtissons et qui appesantit chaque pensée, chaque mot.

La page blanche, c’est la longueur. L’étirement du temps à ce moment précis, si lent qu’il nous paraît insurmontable. Cette intemporalité se nourrit de ce que nous savons de l’universel caractère du sentiment. C’est une boucle alanguissante qui nous enferme pendant ce qui semble une éternité. Un instant exsangue qui nous capture et dont la sortie, simple mais inaccessible, nous nargue depuis ce rideau caché de notre conscience où prennent racine toutes nos idées.

La page blanche, c’est une prison. Une cage terne et sans éclat, où toute vie finit par s’éteindre. L’imagination s’évapore et l’inspiration meurt, étouffée par l’air moite qui s’y insinue. Le verrou tombe en même temps que la motivation, la clef est visible, mais trop lointaine pour s’en saisir. Si l’on voulait l’atteindre, il faudrait dépasser son corps, souffler à l’âme des formes étranges et souples, devenues inconnues à notre vision ébranlée par l’incapabilité. On se sent diminué, comme si ces barreaux n’avaient enfermé qu’une partie de nous, la moins profonde et la plus prosaïque. Les chaînes ont amputé le cœur de notre être créateur pour n’en laisser qu’une surface morne et fade.

La page blanche, c’est l’absence. C’est le monde réduit à ce qu’il a de plus complexe et cruel : le rien. Le rien est piégeux, car sa présence suppose qu’une chose l’a précédé, et que cette chose s’est évanouie. Fait de l’absence de tout ce qui nourrit, le rien est le fond d’un gouffre infini et immatériel, la mort à son état le plus brut. Mais son existence, insidieuse et maligne, habite notre coquille vide. Sans bruit, sans odeur et sans lumière, son arrivée chasse tout le reste. Demeure uniquement le frisson du départ. Reste et rien : les synonymes de blanc. N’avons-nous rien parce que, seuls, nous restons ? Rien est-il ce qu’il nous reste ? Les restes de rien ou rien de ce qui reste ?

Mais désigner une chose, par définition, revient à reconnaître son existence, lui donner une consistance ; c’est donc bien qu’il y a quelque chose tout au fond. C’est ce résidu abstrait, cette miette de matière qu’il faut aller chercher, car d’elle germera peut-être l’épingle salvatrice qui ranimera le fil de nos pensées. C’est cette toute petite image, un peu floue, un peu brouillée, très incertaine, que l’on doit cueillir et remonter délicatement à la surface, afin qu’elle ne s’enfuie pas ou tombe là où l’invisible l’engloutira. Les ondes silencieuses de l’oubli sont nos pires ennemies : elles nous séparent de ce qui nous constitue. Dire adieu à ce qui nous fait est sans retour, et si ces espaces laissent place derrière eux, l’absence les remplit avant que quoi que soit aie le temps de s’y loger.

Enfin, la page blanche, et c’est ce qu’il y a de plus effrayant, est un miroir. La page blanche nous fait blêmir, nous rend blafard. Sa pâleur nous gagne et en elle nous nous confondons ; elle reflète nos craintes et nos questionnements. Mais par elle il ne faut pas se laisser désarmer, car peu importe son intensité, le blanc reste la couleur la plus salissante. Un rien suffit à le souiller.

 

 

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Eve Robert

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