Par Pauline Saur
« Oui, ces œuvres vont revenir. […] » C’est chose faite. Trois mois après la publication de ces mots sur la page Instagram d’Emmanuel Macron, la promesse engagée par le président de la République à Ouagadougou en 2017 a été accomplie : les 26 objets d’arts issus du trésor d’Abomey ont été restitués à leur pays d’origine, le Bénin, et exposés pour la première fois au palais présidentiel de Cotonou le 19 février dernier. Un symbole fort, aussi bien sur le plan géopolitique qu’historique : ces œuvres avaient été pillées par l’armée française durant la colonisation.
C’est la première restitution patrimoniale d’une telle ampleur, et il semblerait que ce ne soit pas la dernière : « […] Cette juste route en ouvre tant d’autres, choisies, assumées, voulues. Parce que partagées, d’égal à égal. », poursuit-il. Le président français entend donc reconstruire un lien privilégié avec le continent Africain, encore meurtri par les souvenirs de la colonisation. Le soixantenaire des Accords d’Evian semblent confirmer cet engagement. Dès lors, on peut s’interroger sur les motivations du gouvernement : simple stratégie électorale ou vrai travail de réconciliation des mémoires ?
Le contexte de l’appropriation des œuvres béninoises est un premier élément important pour mieux comprendre la portée historique de cette restitution. La République du Bénin est un pays d’Afrique subsaharienne situé au carrefour du Niger, du Togo, du Burkina Faso et du Nigeria. Le pays intègre l’AOF (Afrique Occidentale Française), qui regroupe les principales colonies africaines de l’Empire français, après les guerres du Dahomey (1890 et 1892-1894). C’est durant cette période que les soldats français, déployés sur le territoire béninois, se sont emparés de ces œuvres. Alors que le palais royal, situé à Abomey, est mis à feu par le roi Béhanzin avant sa fuite le 17 novembre 1892, un certain nombre d’objets sont tirés des flammes par les troupes du général Dodds. Ces pièces ont par la suite été transférées au musée d’ethnographie du Trocadéro, puis ont intégré les collections du musée du Quai-Branly-Jacques Chirac en 2003.
L’indépendance du Bénin en 1960 n’a pas immédiatement conduit à la restitution de ces œuvres. Il a fallu attendre plus de 50 ans, ponctués d’occasionnels prêts d’objets le temps d’une exposition, comme en 1989 à Abomey et en 2006 à Cotonou, pour que le Bénin demande formellement à la République française la restitution d’une partie des trésors du royaume de Dahomey.
Ces réclamations ont pourtant émergé bien avant 2016. Les pillages coloniaux font l’objet de débats depuis des décennies, et le Bénin n’est pas le seul État africain à demander à la France le retour de son patrimoine : l’Éthiopie, le Sénégal, Madagascar, le Tchad, le Mali et la Côte d’Ivoire sont également concernés. Et pour cause : 90 % du patrimoine africain serait détenu hors Afrique, par les collections de musées européens. Un chiffre annoncé par le directeur de l’Agence nationale béninoise de promotion des patrimoines et de développement du tourisme, Alain Godonou, lors du Forum de l’UNESCO sur la mémoire et l’universalité en 2007. Autre chiffre notable : plus de 65 % des œuvres conservées au musée du Quai-Branly ont été récupérées durant la colonisation (46 000 sur 70 000). De ce fait, les populations africaines des pays anciennement colonisés sont privées de leur histoire et de leur culture depuis des décennies.
Or, le patrimoine constitue un élément central et constitutif de l’identité nationale. En se référant à un patrimoine commun, les individus partagent une même idée de ce qui les rassemble, dessine un lien entre eux. La culture, plus généralement, est un élément fondamental de développement. C’est pourquoi l’actuel président béninois Patrice Talon, dès son premier mandat, avait exprimé sa volonté de mettre en œuvre le retour du patrimoine sur sa terre natale. Dans un discours prononcé en juin 2018 au siège de l’UNESCO, il a ainsi déclaré : « Au-delà des questions d’ordre historique, la restitution, le partage et la circulation des biens culturels sont désormais pour le Bénin, un moyen de lutte contre la pauvreté, un facteur de création d’emploi et de richesse. Un outil de développement socio-économique. »
À long terme, c’est le développement du Bénin qui est en jeu. Le pays a bénéficié du soutien de l’Agence Française de Développement : un projet de construction d’infrastructures culturelles dans tout le territoire qui vise à booster le tourisme dans la région pour, à long terme, stimuler la croissance économique du pays africain.
Malgré les espoirs du gouvernement africain, cette première requête formulée en 2016 n’avait pas porté ses fruits. En effet, elle s’est vu opposer le principe d’inaliénabilité : la loi française considère le patrimoine comme propriété commune, et de ce fait intouchable. En d’autres termes, les collections des musées de France font partie du domaine public, et de ce fait ne peuvent être vendues ni cédées à quiconque. Les trésors du royaume de Béhanzin faisant partie de ces collections, ils ont donc été considérés comme tels. C’est du moins la conclusion à laquelle était parvenu le ministère des Affaires étrangères en 2016, mettant un terme à toute interrogation sur un possible retour des œuvres.
L’élection d’Emmanuel Macron en mai 2017 a relancé le processus de réappropriation du patrimoine. Lors de son premier déplacement en Afrique, le président de la République s’est rendu à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Dans son discours prononcé le 28 novembre 2017 à l’université burkinabè, il s’est engagé à ce que des œuvres africaines détenues par la France soient restituées à leur pays d’origine : « Le patrimoine Africain doit pouvoir être exposé en Afrique. » Cette déclaration, tranchant fortement avec le gouvernement de son prédécesseur, avait dès lors ravivé le débat.
À la suite de ce discours, le président de la République a chargé l’économiste Felwine Sarr et l’historienne de l’art Bénédicte Savoy de rédiger un rapport sur la restitution patrimoniale africaine. Remis au gouvernement le 23 novembre 2018, ce rapport a enclenché le processus de restitution, soulignant néanmoins la nécessité de connaître l’origine exacte de ces œuvres et le contexte dans lequel elles ont été prises. Les 26 œuvres pillées au palais d’Abomey en 1892 sont alors sélectionnées pour un retour au Bénin. Néanmoins, il a fallu 2 années supplémentaires pour que la loi relative à la restitution de biens culturels au Bénin, mais aussi au Sénégal, soit votée par l’Assemblée nationale.
Ces questions patrimoniales ont divisé et divisent encore aujourd’hui parce qu’elles sont rattachées à un passé douloureux. Restituer les œuvres pillées, cela signifie reconnaître que l’État a commis des erreurs. Le directeur du musée du Quai-Branly, Stéphane Martin, a ainsi déclaré à propos du rapport Sarr-Savoy : « Les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme. ». Plaidant pour le caractère universel des musées, l’ex-ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon s’est aussi opposé à la restitution des œuvres car elle « viderait » les collections muséales. En effet, la plupart des œuvres détenues par les musées français étant d’origine étrangère, la question des limites de la restitution patrimoniale se pose. Faut-il restituer la peinture italienne au même titre que les sculptures africaines ?
Il semble que le contexte de l’appropriation des biens soit primordial : si La Joconde a été offerte à François Ier par Léonard de Vinci, le trésor d’Abomey a été pillé lors d’une bataille sanglante. Cette distinction légitimerait, selon le rapport Sarr-Savoy, la restitution de certaines œuvres au lieu d’autres. Enfin, la question de la conservation est souvent sujette à débat : certains craignent que, une fois restituées, les œuvres bénéficient de moins de moyens de protection en raison d’un niveau de développement plus faible du pays d’accueil. En outre, la corruption, très présente en Afrique, pourrait nuire aux objets d’art.
Le débat concernant l’appropriation d’éléments patrimoniaux par les empires coloniaux européens au XIXe siècle est encore vif. La France n’est pas le seul État européen concerné. Parmi les principaux pays colonisateurs, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Belgique sont également responsables de pillages, majoritairement en Afrique , mais pas seulement. Ainsi, la Grèce plaide depuis des décennies pour le retour de la frise des Panathénées, pillée par l’ambassadeur britannique Lord Elgin sur le Parthénon en 1801, alors que la Grèce faisait partie de l’Empire ottoman. Acquises par le British Museum, ces sculptures de marbre n’ont dès lors pas quitté le territoire britannique. Le British Museum Act de 1963 a renforcé l’impossibilité de leur restitution. Malgré des oppositions au sein même de la population du Royaume-Uni et les appels récents du Comité intergouvernemental Retour et Restitution de l’UNESCO, le gouvernement britannique maintient fermement ses positions, argumentant que la conservation de ces sculptures antiques est mieux garantie au British Museum qu’en Grèce, où un musée de l’Acropole a pourtant spécialement été construit pour accueillir ces œuvres.
Ainsi, il semble que la restitution du patrimoine africain par la France ne soit pas qu’un simple symbole politique. Comme l’ont illustré ses récentes déclarations confirmant l’implication de la France dans le génocide rwandais, le pardon formulé auprès des Harkis ou encore la déclassification d’archives concernant la guerre d’Algérie, Emmanuel Macron vise à redéfinir la relation avec le continent africain. L’art et les échanges patrimoniaux et culturels font partie de ce nouveau dialogue. Reconnaissant les crimes perpétrés par la France durant la colonisation, il refuse toutefois d’adopter une attitude qualifiée de « repentance », principale critique formulée par ses adversaires politiques. Restituer le patrimoine serait un moyen de déconstruire l’idée de supériorité culturelle européenne en fondant les bases d’un nouvel universalisme.
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