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Par Charles Ottavi 

Le temps est calme, en ce 18 octobre 2002, à Fort Sill dans l’Oklahoma. Jusqu’à ce que retentissent plusieurs tirs d’artillerie provenant du Field Artillery Training Center, suivis quelques minutes après par de violentes explosions. Les cibles sont détruites. Or, en ce jour, ce n’est pas le dernier équipement d’artillerie de l’US Army qui en est la source, mais un canon made in France tout juste présenté aux homologues américains. Et il fait sensation. Les chars en réserve, entreposés comme objectif, ont été pulvérisés. Impressionné, le général de l’école propose avec humour aux officiers français présents : 

  • Vous nous avez totalement détruits nos chars ! Il va falloir nous les rembourser ! 

Parmi eux, un responsable répliqua : – Ce n’est pas notre canon mais vos obus qui ont détruit vos chars, général. 

Ébahi, ce dernier affirma chaleureusement: “Vous nous avez donné une leçon d’artillerie”. 

20 ans plus tard, ce sont les chars russes, bien opérationnels ceux-là, que ce canon détruit, faisant à la fois la fierté de la France, et le bonheur des Ukrainiens. Ces derniers n’ont pas manqué de marquer leur gratitude via une vidéo diffusée sur Internet chantant les louanges de ce fameux canon. En retour, la France annonçait ce mardi 30 janvier la livraison de 12 canons supplémentaires. 

Un nom : CAESAR. Point ici de référence à l’empereur romain, mais un simple acronyme (CAmion Equipé d’un Système d’ARtillerie)  pour désigner cette machine de guerre. “Il n’y avait pas de demande à proprement parler de la part de l’état-major, […] CAESAR, c’est en fait, au départ une aventure industrielle et commerciale” raconte Pierre-André Moreau, ingénieur général de l’armement et concepteur du fameux canon. Une aventure qui commence au début des années 1990. 

A cette époque, la fin de la Guerre Froide marque logiquement un coup de frein majeur à l’industrie de l’armement, et on ose même se demander en ouverture d’un article de l’époque si ” L’industrie d’armement sera-t-elle aux années 90 ce que la sidérurgie a été aux années 80? “. En France, GIAT (Groupement Industriel des Armements Terrestres) Industries, tout juste sorti de la tutelle relative de l’Etat, est contraint à de nombreuses restructurations. En parallèle, elle prépare l’avenir et pense déjà à de nouveaux produits d’armement résolument plus polyvalents et tournés vers l’exportation. C’est de cette volonté que va émerger l’idée du CAESAR.  “Les artilleurs rêvaient depuis longtemps d’un puissant canon de 155 [mm], très réactif, doté de la mobilité stratégique d’un véhicule à roues moderne, mais cela paraissait impossible. Au début des années 90, les moyens de calcul mis à notre disposition nous ont permis de résoudre ce problème de résistance mécanique d’un tel engin “ nous explique à nouveau Moreau. En 1994, le projet est présenté à EUROSATORY, le salon mondial de l’armement militaire et la réalisation d’un prototype est ordonnée fin 1996, mais sa conception pose de nombreux problèmes techniques. L’appareil est trop lourd “on désirait qu’il soit aérotransportable” et la culasse, c’est-à-dire la pièce qui permet à la fois de recharger et de propulser le projectile, doit être réinventée pour permettre au CAESAR de gagner en sécurité et en rapidité de tir. C’est qui permettra notamment au canon de tirer 6 obus à la minute, à une distance de 42 kilomètres et de ne plus être sur son pas de tir lorsque ses obus atteignent la cible. Un atout majeur.  

Entre-temps, GIAT Industries bat de l’aile et est contraint à une diminution de sa charge industrielle. En 2003, l’entreprise effectue son sixième plan social en une décennie. Celui de la dernière chance et le plus violent. 3750 emplois sur les 6250 à l’époque passent à la trappe, deux sites (Saint-Chamond et Cusset) sont totalement fermés et trois (Tarbes, Tulle, Toulouse) le sont partiellement. C’est l’Etat qui va être d’une aide précieuse à l’entreprise. Alors que le char Leclerc, produit-phare de GIAT, que l’armée a en 406 exemplaires (et dont elle fournit aujourd’hui également l’armée ukrainienne) arrive en fin de série, il s’intéresse de près aux nouveaux produits que l’entreprise confectionne. Parmi eux, le canon CAESAR que la Direction générale de l’Armement commande en 2004 à 77 exemplaires, avec un programme national de développement du matériel en série. 

Inexorablement, le renouveau est acté et l’ascension du CAESAR lancée. 

Un an plus tard, GIAT – devenu Nexter depuis – enregistre son premier bénéfice. En juillet 2008, les premières livraisons sont réceptionnées. Le 14 juillet 2009, le canon défile sur les Champs-Elysées, à l’occasion de sa première projection en Afghanistan. Suit ensuite le Liban en 2010 aux côtés des forces des Nations Unies, le Mali en 2013 dans l’opération Serval et l’Irak enfin dans la force Wagram de 2016 à 2018.  

Aujourd’hui, l’usine de Firminy près de Saint-Étienne produit les tubes à canon Caesar à foison. En 2003 et 2017, elle avait échappé par miracle à un plan social. Le canon Caesar, symbole d’une revitalisation et souveraineté industrielle en France ? C’est notamment ce qu’avaient plaidé les militaires, en 2003, s’opposant à la vente de l’entreprise. A l’époque, perdre la maîtrise d’une production technologique créait le risque stratégique de devoir acheter des équipements conçus et provenant d’autres armées. Vingt ans plus tard, le pari est réussi, car c’est maintenant le monde qui s’arrache ce canon CAESAR.  

Tout récemment, la Lituanie signait le 29 décembre la commande de 18 canons, suivant l’exemple de la République Tchèque et de ses 52 exemplaires en 2020, du Maroc et de ses 36 canons ou de l’Indonésie et de ses 37 exemplaires en 2012. Parmi les clients, l’Arabie Saoudite est l’un des plus importants puisqu’elle fut l’un des premiers à en passer commande en 2006 avec l’achat de 76 canons. Des canons qui sont notamment utilisés au Yémen où la guerre civile fait rage depuis 2014, et potentiellement contre des populations civiles comme l’ont révélé le média Disclose et la cellule d’investigation de Radio France fin 2019. En effet,  une note classé “Confidentiel-Défense” et provenant de la Direction du Renseignement Militaire (DRM), précise que 48 canons Caesar postés à la frontière arabo-yéménite sont potentiellement utilisés pour appuyer “les troupes loyalistes, épaulées par les forces armées saoudienne, dans leur progression en territoire yéménite”. Ainsi, les canons d’artillerie peuvent potentiellement atteindre plus de “436 370 personnes” et auraient causé la mort de 35 d’entre elles, entre mars 2016 et novembre 2018. Par ces révélations, la France risque d’enfreindre le Traité sur le Commerce des Armes (TCA), dont elle est signataire depuis 2014, qui interdit le transfert d’armes dès lors qu’elles pourraient servir à commettre des crimes de guerre. Malgré cela, une livraison de 147 canons Caesar supplémentaires est prévue à l’Arabie Saoudite d’ici 2023.   

Peu de chances qu’on reçoive de ce côté-ci une vidéo de remerciements.  

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