Le brouhaha habituel autour de la table, lui faisait mal. Tous ces mots se bousculaient dans l’air et venaient s’entrechoquer contre ses tympans. Pas un seul de ces mots n’avait été prononcé par ses lèvres adolescentes depuis bien longtemps. Pas un seul de ces mots ne semblait pouvoir percer la carapace de silence qui l’entourait. Et pourtant, ce soir-là, ces quelques mots, prononcés par ces lèvres adolescentes, tout le monde à la table les a entendus.
Elle n’avait plus faim. Grand-mère avait encore fait beaucoup à manger. Le repas interminable se poursuivait dans la cacophonie et le désordre. Les adultes parlaient fort, les enfants entendaient tout. Sans aucune pudeur, ils se balançaient leurs mots refoulés. Ça commençait par des opinions politiques contestables, puis des comparaisons de carrières, des conseils d’éducation et on finissait toujours par le combo gagnant : « divorce », « pensions », « argent ». Les mots écorchent tout, même les repas de famille, surtout les repas de famille. C’est ce qu’elle se répétait encore et encore dans sa tête. Les mots écorchent tout. Elle les détestait, les mots. Alors elle s’en était détachée. Elle a d’abord commencé par ne plus les dire, puis elle a doucement appris à ne plus les entendre, quand elle le voulait. Si ça n’allait pas, elle avait juste à déployer sa bulle, et les mots devenaient de simples bourdonnements. Mais ce qu’elle préférait, c’était le silence.
Sa mère disait que ça lui passerait, que c’était le choc, c’est tout. Sa mère, elle s’inquiétait souvent. Ça faisait 5 ans déjà, et pas un mot n’était sorti de sa bouche. Elle avait peur, sa mère, mais elle ne disait rien. Clémence était persuadée que c’était parce que sa mère aussi savait que les mots écorchaient tout. Clémence savait en tout cas, elle savait que ses mots à elle, avait coûté son fils à sa mère. Elle savait que les mots qu’elle avait dits à Arthur lui avaient coûté son frère.
Ça s’était passé quand elle avait 11 ans, un mardi, après l’école. Sa mère était rentrée plus tôt avec Arthur, puis repartie faire des courses. Clémence s’était mise à jouer du violon. Elle en joue toujours. Elle préfère largement la musique aux mots. C’est la seule chose qu’elle aime plus que le silence. Elle jouait un morceau dans le salon, lorsque son frère est entré en criant. Ça lui arrivait parfois. D’habitude, Clémence arrêtait de jouer et attendait que ça lui passe pour recommencer. Mais ce jour-là, elle a fait comme si de rien était, et elle a continué à jouer. Son frère s’est énervé, a pris son violon et l’a jeté au sol. Il était cassé. La musique s’est arrêtée. Clémence n’entendait plus que les cris de son frère. Son violon était par terre, brisé. Clémence a hurlé. Elle a dit des dizaines de mots à Arthur, mais elle, tout ce qu’elle entendait, c’était le bourdonnement de la rage dans ses oreilles. Elle ne sait plus tout ce qu’elle a dit. Elle se souvient de bribes : « t’es vraiment qu’un malade ! » « Maintenant, mon violon, il est aussi cassé que ton cerveau », « c’est toi qu’on devrait jeter ! ».
Elle ne sait pas quand il est parti.
Elle ne s’arrêtait pas de pleurer.
Elle n’a pas entendu la porte d’entrée s’ouvrir.
Elle ne l’a pas vu par la fenêtre, en train de traverser la rue en courant.
Elle n’a pas vu la voiture qui l’a percuté.
Elle a finalement entendu les sirènes.
Plus tard, elle a entendu la porte claquer quand sa mère est rentrée en sanglotant. Elle ne savait pas quelle heure il était, mais ce soir-là, elle n’avait plus de violon et plus de frère. Il ne lui restait plus que le silence.
Depuis, ce jour, Clémence savait. Elle savait que les mots écorchaient tout. Les mots ont écorché sa mère, quand tous ces gens sont venus présenter leurs condoléances. Les mots écorchaient Flavien, son copain de classe, lorsqu’on se moquait de ses boutons. Les mots ont écorché Mathilde, sa copine du violon, quand ses parents se disputaient avant le divorce. Les mots les ont écorchés tous les trois, Flavien, Clémence et Mathilde. Ils allaient toujours prendre une glace ensemble le mercredi après-midi, avant le cours de violon. Mais les mots ont gâché ça aussi. Quand Flavien a dit à Mathilde qu’il l’aimait, Mathilde l’a écorché, et depuis, ils ne se sont pas dit un mot. Clémence se dit parfois que c’est peut-être mieux comme ça, même si elle aimait bien la voix de Flavien et Mathilde. Maintenant, Mathilde a changé de cours de violon et Flavien ne parle presque plus à Clémence. Il dit que c’est soûlant à la longue qu’elle ne soit pas très bavarde. Là encore, ces mots ont écorché Clémence. Mais elle préfère toujours le silence à ces mots tranchants, qui abîment lentement notre carapace jusqu’à ce que l’on en ait plus. Et à ce moment-là, les mots tuent. Son frère était né avec une très fine carapace. Il n’était pas comme les autres. Elle l’avait toujours su. Elle disait parfois qu’elle avait deux frères. Il y avait l’Arthur de tous les jours, qui restait calme et ne faisait pas grand-chose, ne parlait pas à grand monde. Elle adorait cet Arthur-là. Chaque Noël, ils montaient leurs boîtes de legos ensemble, dans le silence. Mais il y avait l’autre Arthur, celui qui crie, celui qui court, celui qui casse, celui qui ne pense pas aux conséquences de ses actes, celui qu’elle détestait. Mais Clémence le détestait comme elle fait toute chose, en silence. Sauf ce soir-là, ce soir-là Clémence n’est pas restée silencieuse, Clémence a hurlé sur le Arthur qu’elle détestait, et ce soir-là, elle a perdu ses deux frères. Son frère était né avec une très fine carapace et les mots l’ont tué. Ses mots l’ont tué. C’est ce que pensait Clémence.
Alors, en ce soir de Noël, 5 ans plus tard, Clémence ouvrira ses cadeaux et montera ses legos toute seule, en silence. Mais pour l’instant, elle devait supporter l’interminable cacophonie des repas de famille, et elle en avait assez. Elle se leva en faisant mine d’aller aux toilettes, se dirigea vers l’entrée, attrapa son manteau et sortit faire un tour. Sa famille ne remarquerait rien. Clémence avait remarqué que dans ce genre d’évènement, les mots nous font exister. Alors, puisqu’elle ne parlait pas, elle était invisible, et elle aimait ça. Il était 21h, en centre-ville, un soir de Noël. Il n’y avait presque personne dans les rues. C’était silencieux. Clémence se sentit à sa place. Elle remonta la rue des commerces, d’habitude si animée. Les décorations de Noël rayonnaient, mais pas un bruit, à part le tram qui passait. Une larme coula sur sa joue. Juste une larme solitaire, comme elle. Elle ne savait pas pourquoi cette larme coulait. Le froid ? peut-être. Le bonheur du silence revenu ? possible. La déprime de janvier un peu en avance ? peu probable. La solitude ? Nan, elle s’y était faite. Enfin, c’est ce qu’elle voulait croire. Elle n’essuya pas sa larme, elle la laisse couler. Elle aimait la sensation de l’eau salée qui gelait sur sa peau. Elle croisa le regard d’un garçon en face d’elle sur le trottoir. Elle réalisa qu’elle n’était plus invisible dans cette rue silencieuse, loin du repas de famille bruyant et animé. Le regard du garçon s’attarda sur sa joue. Elle s’inquiéta en se demandant s’il avait remarqué qu’elle était mouillée. Elle retint son souffle à mesure qu’il se rapprochait. Le garçon la dépassa en la regardant, sans s’arrêter. Elle reprit son souffle et continua à marcher. Puis, elle entendit :
« Excusez-moi, vous savez où je pourrais trouver une pharmacie ouverte à cette heure-là ? »
Évidemment, c’était le garçon qui venait de la dépasser. La mère de sa voisine de classe travaille dans une pharmacie à quelques rues de là. Clémence croyait l’avoir entendu dire qu’elle ne pourrait pas passer son Noël avec sa mère car elle travaillait. Clémence commença à faire des gestes au jeune homme pour lui indiquer le chemin, mais il n’avait pas l’air très futé. Au bout de quelques minutes d’explications infructueuses, il finit par lui demander :
« Sinon ça ne vous dérange pas de m’accompagner ? Je sais qu’on est le soir de Noël, mais j’étais en train de dîner avec ma grand-mère et on s’est rendu compte qu’il lui manquait des médicaments. Il les lui faut vraiment pour demain matin. »
Elle acquiesça de la tête. Elle n’avait pas grand-chose d’autre à faire et la voix du garçon était agréable. Elle trouva ça étrange. Ils commencèrent à marcher. D’abord, il lui posa quelques questions et comprit vite qu’il ne pourrait obtenir comme réponse que des mouvements de tête. Alors il se mit à parler. Il lui parla de sa grand-mère, du fait qu’elle oubliait tout le temps d’aller chercher sa boîte de médicaments. Il lui énuméra tous les endroits où sa grand-mère avait eu la chance de vivre, et tous les endroits où il voulait aller. Il lui parla de son chien, avec lequel il avait grandi. Il lui expliqua qu’il faisait Noël chez sa grand-mère tous les ans, juste tous les deux. Ses parents étaient divorcés et il s’entendait très mal avec eux. Clémence fit une grimace d’incompréhension, il lui décrivit alors rapidement la relation compliquée qu’il avait avec ses parents, en guise de précision. Les mots de ses parents aussi, avaient l’air de l’avoir écorché. Pourtant, il n’avait pas l’air d’être abîmé. D’habitude, en entendant les gens parler, Clémence décelait toujours les fêlures. Les mots blessent et ensuite laissent transparaître les blessures. Mais là, il n’avait pas l’air abîmé, comme s’il était une statue de marbre grec. Clémence se dit que ce serait drôle qu’il s’appelle David. Elle voulait lui demander son prénom, mais elle ne le fit pas. Ils arrivèrent à la pharmacie. Le garçon acheta le médicament pendant que Clémence attendait dehors. Lorsqu’il ressortit, il avait l’air un peu gêné.
« Pour être honnête, je savais où était la pharmacie. J’avais regardé sur internet. C’est juste que vous aviez l’air triste et je voulais vous aider. *hem* Je suis désolé, ce n’était pas très conventionnel comme approche. J’espère que vous ne m’en voulez-pas. Si ça vous va, je pourrais vous accompagner là où vous alliez au départ. J’ai laissé grand-mère devant la télé, elle ne m’en voudra pas. »
Clémence se sentit étrangement heureuse. Ce n’était pas la première fois qu’on essayait de lui venir en aide, mais elle ne s’en était jamais sentie reconnaissante comme ça. Elle voulait accepter cette aide, elle voulait encore l’écouter parler, mais elle n’allait nulle part au départ. Elle pointa son poignet du doigt pour demander l’heure au garçon. En partant, elle n’avait même pas pris son téléphone. Il lui montra l’écran de son smartphone : 22h11. Il était temps qu’elle rentre chez ses grands-parents. Elle lui adressa un sourire et commença à marcher. Le garçon fut un peu désorienté et ne bougea pas. Après quelques mètres, Clémence se retourna, le regarda et lui fit un signe de la tête pour lui faire comprendre qu’elle l’attendait. Le garçon comprit, fit un grand sourire et se mit à la suivre. Il la remercia de le laisser la raccompagner et lui montra un crayon et une ordonnance.
« J’ai demandé un stylo à la pharmacienne, comme ça, tu vas pouvoir me parler un peu de toi aussi. Tiens par exemple, t’aimes quoi dans la vie ? »
Clémence attrapa le bout de papier et écrivit comme elle le pouvait en marchant :
« Le violon
Plus tard, je voudrais être musicienne »
Puis, elle tendit le papier au garçon qui le lut et la regarda, émerveillé.
« Mais c’est génial ! Je viendrai te voir à tes concerts. Moi, plus tard, j’aimerais parcourir le monde et écrire des livres. »
Clémence afficha un sourire amusé. Ça ne la surprenait pas. Elle ne le connaissait que depuis quelques minutes et pourtant, elle était persuadée que ses mots à lui ne blessaient personne, eux. Elle reprit le papier et nota :
« Au fait, je suis Clémence. Et toi ?
– Ah ! Enchanté Clémence, moi c’est Arthur. »
Clémence s’arrêta net. Une deuxième larme coula. Cette fois, elle savait pourquoi. Son frère lui manquait. Arthur ne dit rien. Clémence finit par essuyer la larme et se remit à marcher. Elle se demanda si le prénom d’Arthur l’avait écorchée, si c’étaient ces mots qui l’avaient rendue triste. Non, elle n’était pas triste en fait. Le prénom d’Arthur dans la bouche de ce garçon était étrangement réconfortant. Clémence remarqua que Arthur ne ressemblait pas du tout à son petit frère. Il parlait beaucoup, il avait les cheveux blonds, il aimait l’inconnu, il avait une carapace solide.
Après quelques minutes, Arthur se remit à parler. Il lui présenta plus en détail son rêve de devenir écrivain. Il lui expliqua qu’il avait comme ambition de guérir avec ses mots. Clémence fut interloquée. Ça allait à l’encontre de tout ce qu’elle croyait, et pourtant, avec les mots de ce garçon, tout semblait possible. Est-ce que c’était ça qu’elle attendait depuis toutes ces années, d’être guérie ? Sa mère l’avait emmenée voir tout un tas de médecins. Pas un seul ne l’avait chamboulée comme Arthur venait de la faire. Les mots pourraient-ils guérir ? Ils ne pouvaient plus guérir son frère, mais ils pouvaient peut-être la soigner. Ils pouvaient peut-être les réconcilier, Flavien, Mathilde et elle. Ils pouvaient peut-être faire cesser les querelles à table.
Les deux adolescents arrivèrent devant la petite maison de banlieue des grands-parents de Clémence. Elle s’arrêta devant, Arthur se mit face à elle.
« Ah donc tu devais aller à un dîner. Mince, désolé de t’avoir retardée. J’espère que je n’ai pas gâché ta soirée. En plus, je n’ai pas arrêté de te débiter mes âneries. »
Soudain, Clémence eut un besoin irrésistible de dire quelque chose. Pour la première fois depuis la mort de son frère, elle avait envie d’utiliser un de ces mots, qui avaient blessé tant de gens. Elle respira. Il avait une carapace épaisse, elle ne pouvait pas le blesser, lui, la statue de marbre. Alors, elle entrouvrit les lèvres et dit : « Merci »
Il y eut un moment de flottement. Ils se regardèrent, puis Arthur fit un grand sourire. Clémence lui rendit puis doucement, elle rentra dans la maison qu’elle avait quittée deux heures plus tôt. Elle avait rencontré un étrange garçon. Elle ne comprendra jamais comment, mais il l’avait fait sortir de sa carapace de silence. Elle sourit en pensant que si les mots pouvaient guérir, elle en était désormais la preuve. Elle rejoignit sa famille autour de la table. Ils venaient de sortir la bûche et se disputaient encore. Clémence s’assit en face de sa mère. Les deux se regardèrent. Sa mère avait l’air en proie à l’incompréhension. Peut-être voulait-elle savoir où est-ce que Clémence était allée ou pourquoi elle la regardait fixement. Il y avait toujours beaucoup de bruit autour. Finalement, Clémence sourit et articula : « Joyeux Noël Maman ». Tout le monde se tue. La pièce fut plongée dans le silence. Clémence regardait toujours sa mère en souriant. Pendant ce temps, toute la famille la fixait, interloquée. Sa mère fut subjuguée pendant un moment, puis finit par lui rendre son sourire : « Joyeux Noël Clémence ».
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