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1 jour après le diagnostic :

Elle s’est levée, comme tous les dimanches, dans cette chambre qu’elle connaissait par cœur. Elle comprenait la signification de chaque dessin, de chaque photo, de chaque sticker. Elle s’est levée en se demandant à partir de quand, elle y sera comme une étrangère.

Les médecins étaient perplexes devant sa condition : un caillot sanguin qui s’était fixé dans son lobe temporal, et qui bousillait peu à peu ses souvenirs. Ce sera irréparable. Ils pourront retirer le caillot, mais il fallait attendre, et ce sera trop tard pour sa mémoire. Ils disaient qu’elle se reconstruirait, certes, mais sans ses souvenirs. Ils promettaient ainsi de la garder en vie, enfin, ce qu’il resterait d’elle. Un corps sans vie vécue. Un bébé dans un corps d’adulte.

Elle était totalement perdue quand ils lui ont expliqué. À la base, elle oubliait juste des petits détails, mais ça avait commencé à l’énerver. Elle ne se souvenait plus de sa classe ou de son code d’immeuble. Elle a d’abord cru à Alzheimer, même si elle était un peu jeune. Dix-huit ans pour commencer à perdre la mémoire, c’était peut-être un peu prématuré. Finalement, le diagnostic était tombé, elle allait lentement arrêter d’être qui elle était.

Alors elle se levait chaque jour, en sachant qu’elle en savait un peu moins. Elle se levait le matin en sachant qu’une partie d’elle ne serait pas là demain. Et chaque jour, elle se demandait : qu’est-ce qu’était un être humain sans ses souvenirs.

Elle pensait à Eli, sa meilleure amie. Que sera leur amitié, si elle ne se souvient plus de son prénom, de sa date de naissance, et de toutes les bêtises qu’elles avaient faites ensemble. Que sera leur amitié, si quand Eli pleure ces moments perdus, elle ne sait même plus comment la consoler.

Et puis il y a ses parents, sa famille. On dit que les liens du sang sont indélébiles. Mais que restera-t-il de ce lien, quand elle ne se rappellera plus de comment ils l’ont éduquée.

3 jours après le diagnostic :

Elle est assise sur le canapé, en silence. Retraçant ces souvenirs qui lui seront bientôt arrachés. Que restera-t-il d’elle ? Ça, personne ne le sait. Les docteurs répètent qu’elle sera sûrement la même personne, car le reste de son cerveau ne serait pas touché. Il lui faudrait peut-être quelques cours de langues et une opération chirurgicale. Les docteurs lui ont dit que ça irait vite et que ça ne ferait pas mal. Mais qu’est-ce qu’ils en savent, eux, de la douleur de perdre ses souvenirs ? C’est un peu comme perdre quelqu’un. C’est un peu comme perdre tout le monde. Elle pense au temps qu’elle va perdre, à ces minutes, à ces secondes.

7 jours après le diagnostic :

Hier, ses amis lui ont fait une surprise. Ils lui ont organisé une fête et ils ont passé le week-end ensemble. Ils se sont bien amusés. Eli a dit ce truc qui l’a rassurée. Elle lui a dit qu’elle viendrait la rencontrer à nouveau, quand elle ne sera plus là. Elle lui a dit que même sans ses souvenirs, elle aura encore ce sale caractère, et qu’elles redeviendront amies. Eli lui a dit que ce n’était pas grave, qu’elles pourraient toujours recréer des souvenirs. 

Grâce à Eli, Elle décida d’arrêter de se soucier de ce qu’elle allait devenir, après. Maintenant, elle se demandait comment elle pouvait dire au revoir à ses souvenirs. C’était bizarre de dire au revoir à ce qui faisait partie de soi, et qui aurait dû le rester pour toujours. C’était étrange de dire au revoir à la seule chose à laquelle on s’accrochait quand on devait dire au revoir à quelqu’un, à quelque chose. Après tout, les souvenirs sont la seule chose qu’il nous reste de ces gens qu’on a perdus, de ces endroits qu’on a quittés.

Finalement, elle décide de commencer à écrire ses mémoires, littéralement. Elle a commencé à écrire tout ce dont elle se souvenait encore. Elle écrit jour et nuit. Elle écrit pour sauver sa vie, ou la sauvegarder plutôt. Elle se dit que si ses souvenirs ne peuvent plus faire partie d’elle, ils peuvent au moins exister sur un disque dur quelque part.

14 jours après le diagnostic

Elle ne se souvient déjà plus de certains visages. Elle n’arrive plus à déverrouiller son téléphone. Ne parlons même pas de sa carte bleue, dont elle avait écrit le code au dos. Elle repense à tous ces regrets qu’elle allait pouvoir laisser derrière elle. Elle pense à ce garçon, Jules. Elle était tombée amoureuse de lui. Lui aussi, il lui avait dit qu’il l’aimait bien. Mais après, ils s’étaient comportés comme des cons. Maintenant, ils se détestent encore un peu, et ils s’aiment encore beaucoup, ce qui faisait d’autant plus mal. Ça, au moins, elle était contente de l’oublier. Et puis, elle se demande si elle va retomber amoureuse de lui. Si ça se produisait, elle se demande si elle allait commettre les mêmes erreurs ou si elle aurait la chance de faire mieux. Le futur lui semble alors comme un pénible recommencement, ou comme l’aune d’une seconde chance.

17 jours après le diagnostic

Elle a fini le livre qu’elle avait commencé juste avant qu’on lui donne son diagnostic. Elle s’est dépêchée parce que sinon, elle aurait oublié le début et aurait dû tout recommencer. C’est un livre de Márquez, Cent ans de solitude. Elle y rencontre cette phrase à laquelle elle n’arrête pas de penser : 

“Il était encore trop jeune pour savoir que la mémoire du cœur efface les mauvais souvenirs et embellit les bons, et c’est grâce à cet artifice que l’on parvient à accepter le passé.” 

La “mémoire du cœur,” est-ce que ça existe ? Est-ce que cela veut dire que, grâce à elle, elle n’oublierait pas tout ? Son cerveau était bon pour la chirurgie, mais son cœur pouvait encore garder ses trésors, ces souvenirs les plus chers.

Elle veut tellement y croire. Alors, elle fait une liste, une liste des choses qu’elle ne veut pas oublier. Quand elle a trop peur, elle la récite dans sa tête. Les médecins lui ont dit que ça ne marcherait pas, mais ça l’aide à se calmer. Elle la répète sans cesse, comme pour la graver dans son cœur :

“Le rire nerveux de papa la première fois qu’il m’a laissé conduire, l’odeur de l’ancien parfum de Maman, les manies bizarres d’Eli, notre stylo à paillette, la sensation quand j’ai barré le bateau pour la première fois, les maisons de Lego géantes qu’on construisait avec Eva, les couleurs du jardin de la maison au printemps quand on était petit, les aboiements de crétin (le chien), la barque sur l’étang dans la maison de papi, les annotations sur mon sac faites à la fin des colos, la sensation du sable froid quand on dansait jusqu’à 5h du mat sur la plage, les paroles des musiques qu’on écoutait dans la voiture quand on partait en vacances.”

Elle répète la liste, en marmonnant, deux ou trois fois par jour.

Parce qu’elle veut tellement y croire. Elle veut tellement sourire encore en voyant sa barque, celle qu’elle utilisait avec sa petite sœur pour partir à l’abordage de l’étang, chez ses grands-parents. Elle veut tellement se souvenir de comment utiliser le stylo à paillette vert dont elle se servait avec Eli pour écrire dans leur journal d’agent secret. Il ne marchait jamais très bien, mais il était tellement beau qu’elles avaient insisté et elles avaient fini par trouver une technique pour le faire écrire. Elle veut tellement rigoler encore en voyant les annotations sur son Eastpak rouge, toutes ces blagues que ses amis avaient écrites durant ses colos. Elle ne veut pas que ces souvenirs deviennent simples mots vides de sens, sur un sac bien trop vieux et déchiré. Des larmes se mettent à couler sur ses joues. Elle fond en sanglots en pensant à tous ces souvenirs qui vont lui être arrachés, tous ces instants qu’elle va perdre.

Elle enrage. Elle a à peine dix-huit ans. Pourquoi faut-il qu’elle recommence tout maintenant ? Elle ne supporte plus de rester dans cette chambre qui lui rappelle tous ces souvenirs qui seront bientôt perdus. Elle sort, même s’il pleut à torrents. Pour se calmer, elle tente de réciter la liste. “Le rire nerveux de papa la première fois qu’il m’a laissé conduire, l’odeur de l’ancien parfum de Maman, les manies bizarres d’Eli, notre stylo à paillette, la sensation quand j’ai barré le bateau pour la première fois, les maisons de Lego géantes qu’on construisait avec… avec…”. Elle se rend compte qu’elle ne souvient plus du prénom de sa petite sœur. Elle recommence à pleurer de plus belle et se met à courir, sans savoir où. Elle court tout droit. Il fait froid. Son esprit se vide. Elle ne pense finalement à rien. Évidemment, elle se perd et met 1h10 à retrouver sa maison. Elle rentre dans sa chambre, trempée, transie de froid. Elle retire ses vêtements, enfile un pyjama, et s’allonge sur son lit. Elle reste un long moment comme ça, à fixer le plafond. Elle pense à Eli, elle pense à ses parents, elle pense à sa petite sœur, elle pense à Jules. Finalement, elle s’endormit, entourée par ces souvenirs qui sont de plus en plus flous, mais toujours aussi réconfortants. Elle s’endort une dernière fois dans la chaleur de la nostalgie, bercée par la mémoire d’une fille qui était sur le point de disparaître.

18 jours après le diagnostic

Elle se réveille, totalement désorientée. Elle ne reconnaît pas la pièce dans laquelle elle était. Elle ne sait pas comment elle était arrivée là. Elle s’attarde sur des photos sur le mur. Elle se reconnaît sur certaines d’entre elles. Elle ne sait pas qui sont les autres à ses côtés. Soudain, elle voit ce garçon sur une photo. Elle ne se souvient pas de son prénom, mais elle a la certitude qu’elle le connaît. Elle le déteste encore un peu, elle l’aime encore beaucoup, même si elle ne sait plus pourquoi. C’était tout ce qu’il lui reste, au fond, sans ses souvenirs. Il lui reste les traces qu’ils ont laissées, ces sentiments.

“La mémoire du cœur,” murmura-t-elle.

 

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Inès Jacquinod

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