Dans la nuit du 1er au 2 octobre 2024, l’Iran a engagé une démonstration de force en lançant une pluie de 200 missiles balistiques sur Israël, renforçant davantage les craintes d’une escalade des tensions dans la région. La République islamique l’avait annoncé au lendemain de l’assassinat du chef du Hezbollah. Mais pourquoi le pays s’implique-t-il dans les conflits du Proche-Orient ? Nous allons tenter de découvrir cela dans cette série de deux articles intitulée Comprendre l’Iran : les motivations de sa politique régionale.
Au long du XIXe siècle, l’Iran est dirigé par le Shah, autrement dit l’Empereur. A partir de 1941, Mohammad Reza Pahlavi règne mais son régime autoritaire, sa proximité avec les États-Unis et la diminution de l’influence de l’Islam chiite sont largement contestés par la population. Celle-ci se soulève en 1979 et, dirigé par un chef religieux du pays, l’Ayatollah Rouhollah Khomeini, le régime du Shah tombe. La révolution islamique permet d’instaurer en 1979 la République Islamique d’Iran. Le titre de Guide de la Révolution permet à Khomeini d’étendre ses pouvoirs, transformant rapidement le pays en régime autoritaire. À sa mort en 1989, il est remplacé par l’Ayatollah Ali Khamenei qui continue de mener le pays d’une main de fer.
Dans ce premier épisode, nous découvrirons un Iran en quête de reconnaissance sur la scène internationale par la défense de son idéologie et de sa religion. Il se construit alors en opposition avec ses deux ennemis : les États-Unis et l’Arabie saoudite.
Une haine historique contre les États-Unis
L’Iran, ce fut la Perse, cette grande puissance régionale apparue pendant l’Antiquité et qui a connu de nombreuses rivalités et invasions par les armées voisines, ceci l’amenant à rejeter toute forme d’impérialisme. Or, les États-Unis ont été considérés par l’Iran comme le pays impérialiste par défaut, en raison de son ingérence dans les affaires des pays du Moyen-Orient. Si la société iranienne est donc critique des États-Unis, la politique adoptée par la République islamique y est d’abord contrastée. En effet à partir de 1979, le gouvernement de l’Ayatollah Khomeini tente d’améliorer ses relations avec tous les pays du monde pour redorer l’image de la Révolution, s’inscrivant d’ailleurs parmi la liste des non-alignés de la guerre froide. Mais le 4 novembre 1979 frappe alors le pays. La prise d’otage de 52 Américains à l’ambassade de Téhéran pendant 444 jours change la donne. Les Iraniens soupçonnent le pays d’espionnage et lui reprochent également de protéger le Shah, alors réfugié au Mexique. Khomeini, qui soutient le mouvement, adopte alors une position radicalement différente : c’est le début de la politique « Mort à l’Amérique ».
Par ailleurs, les États-Unis étaient un allié fidèle du régime du Shah, alors que la société civile connaît l’amplification du mouvement marxiste et anti-impérialiste depuis presque dix ans. Une fois le Shah renversé, il semblait donc logique pour la nouvelle République Islamique de Khomeini de mener une politique étrangère inverse, afin de marquer une rupture nette. Les accords avec la Russie, et plus récemment avec la Chine, ont confirmé la volonté du gouvernement iranien de tourner le dos à toute possibilité de discussion avec le « Grand Satan » (rhétorique popularisée par la révolution islamique).
Enfin, la société iranienne est également marquée d’une forte xénophobie, qui a mené à l’établissement du complot dans l’imaginaire commun, ce qui consiste à renvoyer la faute de la situation précaire de l’Iran sur les Occidentaux. Selon cette théorie, l’Iran ne serait soumis qu’aux décisions que les pays étrangers font peser sur lui. Paradoxal quand on sait que nombre d’Iraniens voient l’Occident comme l’idéal démocratique et technologique à atteindre, comme le souligne le spécialiste de l’Iran Thierry Coville.
L’opposition à Israël
Les États-Unis entretiennent une alliance décisive avec l’Etat hébreu, qui devient donc pour l’Iran le « Petit Satan ». Encore une fois, l’aversion portée contre Israël découle immédiatement des bonnes relations qu’entretenait le Shah avec le pays, relations auxquelles le nouveau régime iranien a souhaité mettre fin. Finalement, l’indirecte et non officielle « guerre de l’ombre » menée contre Israël sert largement les intérêts de l’Iran qui voient en la cause palestinienne une manière de se mettre en scène comme grand défenseur des musulmans et surtout des « déshérités », c’est-à-dire les musulmans opprimés. Les dirigeants iraniens, mus depuis 1979 par l’ambition de répandre la Révolution islamique dans le monde entier, entretiennent alors des liens forts avec les groupes de lutte palestiniens. Pour le gouvernement iranien, défendre la Palestine, c’est défendre la Révolution. Les non-dits supposent néanmoins que l’Iran souhaite étendre sa sphère de contrôle et agrandir sa puissance, pour un pays qui rêve encore de retrouver la gloire passée de la grande Perse. Mais la guerre avec l’Irak redéfinit ses plans : à la fin des années 1980, l’Iran, à bout de souffle, se replie sur une politique étrangère plus réaliste et centrée sur la défense de ses intérêts nationaux.
Si l’on approfondit la réflexion du point de vue iranien, soutenir les Palestiniens revient à s’opposer à Israël et donc, par extension, aux États-Unis. Alors, il semble évident de s’opposer à l’Arabie saoudite qui est son grand allié depuis le pacte de Quincy en 1945. Ce dernier est le seul à faire de l’ombre à l’Iran dans le combat pour le leadership du Moyen-Orient, et surtout dans le leadership musulman. Nous voilà alors revenus à la virulente et millénaire opposition entre sunnites et chiites. Ainsi, l’Iran, puissance faible, compte remonter la pente en s’appuyant sur sa politique régionale, à commencer par le Croissant chiite, cet espace qui s’étend de l’Iran au Liban, où les chiites sont en majorité.
L’Iran comme leader du monde musulman ?
Nous en avons déjà parlé : entre 1979 et la fin des années 1980, l’idée obsessionnelle de l’Iran était de répandre la révolution islamique et de reconstituer l’Ummah (la communauté musulmane). À ce même moment, Rouhollah Khomeini s’est d’ailleurs autoproclamé chef de l’Ummah. La guerre avec l’Irak a été l’un des freins aux prétentions universelles de la République, mais d’autres facteurs y ont également contribué. Les courants que soutenait l’Iran, du Hezbollah au Hamas, en passant par les Houthis du Yémen, lui ont reproché de défendre ses intérêts personnels davantage que les intérêts des musulmans. En effet, des acquisitions d’armes après un accord avec les États-Unis et Israël, ainsi que le désintérêt porté aux rebelles chiites en Irak, ont contribué à discréditer la République islamique. De plus, le reste de la région reprochait à l’Iran son incapacité à contourner ses spécificités, telles que son chiisme historique qui l’a fait perdre en légitimité auprès des sunnites.
Toutefois, la volonté d’être le leader du monde islamique ne s’est pas essoufflée en commençant par asseoir sa domination sur le « Croissant chiite ». Davantage que la communauté chiite, l’Iran compte projeter sa puissance dans la région pour s’installer comme opposant crédible à l’Arabie saoudite sunnite. C’est notamment pour cela que l’Iran défend la cause palestinienne : montrer au monde que si le régime saoudien ne défend pas les intérêts musulmans, l’Iran se tiendrait prêt à assumer cette fonction, qu’importe la branche de l’Islam à défendre. Il est d’ailleurs rapporté que Ali Khamenei, l’actuel Ayatollah, aurait dit à Yasser Arafat : « il n’y a pas de cause palestinienne, il n’y a qu’une cause islamique ». La libération de la Palestine n’est pas une fin, mais un moyen de légitimer la domination de l’Iran.
L’alternative à l’Arabie saoudite : l’Iran, une grande puissance mondiale
L’Arabie saoudite est un ennemi de l’Iran sur plusieurs terrains. Tout d’abord, c’est le seul à lui faire de l’ombre pour le leadership du monde islamique. Mais l’Arabie saoudite est surtout une menace interne car il a pactisé avec le « Grand Satan » et a, au passage, souillé la réputation de l’Islam, selon Téhéran. C’est pourquoi le pays du Golfe est encore plus détesté qu’Israël par l’Iran, car il est considéré par le gouvernement comme un régime musulman corrompu.
Malgré tout, la Chine, partenaire important de la région, a forcé la coexistence pacifique des deux pays, car ils sont à puissance égale et que leur opposition perturbait les accords commerciaux. Ensemble, ils sont tentés de résoudre les problèmes régionaux, mais l’Arabie saoudite, fidèle à son allié américain, ne s’est pas prononcée sur la question palestinienne. Au contraire, elle a opté pour les Accords d’Abraham en 2020, traité qui l’engage dans une normalisation des relations avec Israël. Ceci a eu pour effet de relancer les tensions diplomatiques avec l’Iran.
Enfin, d’un point de vue mondial, l’Iran souhaite s’asseoir à la table des grands au nom de la Perse qu’elle fut antérieurement. La disparition de l’Afghanistan et de l’Irak de la scène internationale, en raison de leur implication dans plusieurs guerres, a laissé une ouverture pour l’Iran qui s’est vu débarrassé de deux concurrents. C’est pourquoi, afin de se faire une place parmi les décideurs du monde, l’Iran continue son programme nucléaire, malgré les sanctions internationales. En effet, cela permettrait de protéger son pays de toute attaque étrangère sur son sol. D’une pierre deux coups.
Mais comme toute grande puissance, l’Iran doit se constituer un réseau d’alliés, et ainsi prend la voie des groupes armés, en fondant en 2002 l’ « Axe de la Résistance » avec des groupes armés islamistes de l’étranger. Ce réseau a pour but de se protéger des menaces étrangères, mais aussi des menaces internes de la société iranienne…
À bientôt pour le second épisode !
Sources
Coville, Thierry. 2007. Iran : la révolution invisible. Paris : Éditions La Découverte.
Ladier-Fouladi, Marie. 2009. Iran, un monde de paradoxes. Nantes : Éditions L’Atalante, collection Comme un accordéon.
Droz-Vincent, Philippe. 2024. « L’Iran n’a ni les moyens ni le souhait d’aller à la confrontation ». Le Monde, 9 octobre 2024. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/09/philippe-droz-vincent-politiste-l-iran-n-a-ni-les-moyens-ni-le-souhait-d-aller-a-la-confrontation_6347367_3232.html.
Barrucho, Luis. 2024. « Pourquoi l’Iran est-il impliqué dans tant de conflits ? ». BBC, 27 mars 2024. https://www.bbc.com/afrique/articles/c2v98d801pyo.
Karsh, Efraim. 2023. « The Israel-Iran Conflict: Between Washington and Beijing ». Israel Affairs 29, no. 6 : 1075-1093. DOI: 10.1080/13537121.2023.2269694.
Kihal, Nael el. 2024. « L’axe de la Résistance, au cœur de la politique régionale iranienne ». Centre de Recherches de Sciences Sociales (CERS), Sciences Po, janvier 2024. https://crssciencespo.com/golfe-arabopersique/laxe-de-la-rsistanceau-coeur-de-la-politique-rgionale-iranienne.
Razavi, Raphaelle. 2024. « Défense et sécurité : armée régulière et gardien de la révolution, l’Iran et son organisation militaire duale ». Centre de Recherches de Sciences Sociales (CERS), Sciences Po, février 2024. https://crssciencespo.com/golfe-arabopersique/laxe-de-la-rsistanceau-coeur-de-la-politique-rgionale-iranienne
Public Sénat. 2023. « Conflit au Proche-Orient : À quoi joue l’Iran ? ». YouTube, 2023. https://www.youtube.com/watch?v=R6CD2L2If9A.
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